Avant-portrait

Jacques Drillon : génie en verbe

Jacques Drillon - Photo photo catherine Hélie © Gallimard

Jacques Drillon : génie en verbe

Jacques Drillon, qui publie une grille chaque semaine dans L’Obs, signe une théorie générale des mots croisés, aussi ludique qu’érudite, à l’image de cet amoureux de la langue.

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Par Sean James Rose
avec Créé le 23.10.2015 à 02h03

On a trouvé de l’eau sur Mars. Et bientôt, espère-t-on, quelque trace de vie. La première chose dont les Martiens se rendraient compte, c’est que les hommes utilisent le langage par oral comme par écrit. Ainsi fleurissent les mots sous forme de documents, de courriers, de journaux, d’ouvrages de toutes sortes… et aussi de petites grilles de cases blanches clairsemées de cases noires. Quèsaco ? se demanderaient ces extraterrestres.

La "putasserie" du français

La réponse, dans un mode moins conditionnel que pour nous autres humains, gît dans Théorie des mots croisés de Jacques Drillon, qui publie depuis plus d’une décennie une grille dans L’Obs. Le verbicruciste ou mots-croisiste invente les énigmes, le cruciverbiste les résoud. A ces "expressions atroces", Drillon préfère, à l’instar de Tristan Bernard, celles d’"œdipe" et de "sphinx". L’auteur de Traité de la ponctuation française fait ici une anatomie à la fois ludique et fort sérieuse de la tournure d’esprit très spéciale de ces amoureux des mots.

Jouer et déjouer. Les mots croisés consistent à goûter toute la subtilité, la ductilité, voire la duplicité du français (sa "putasserie") et nous invite à ne pas pratiquer la ligne droite mais à sauter l’obstacle tel le cavalier aux échecs. Bref, à s’échapper de la "prison" de la logique, "huitième péché capital, d’après Flaubert". Exemple : "Lorsqu’il a beaucoup plu, un homme peut s’y lancer." On pense logiquement à "pleuvoir" au passé composé, il s’agissait de "plaire" conjugué au même temps, et la solution est FLIRT. Au lieu de se plaindre de l’abscondité de la définition, le lecteur frustré devrait parfois consulter son psy.

Dans "Met du soft dans du hard", untel voyait du porno, c’est en fait INSTALLE, car on "installe" un logiciel (software) dans la mémoire d’une machine (hardware). Mais le génie du verbe, chez Jacques Drillon, ne se limite pas aux délicatesses lexicales ou syntaxiques, il se déploie chez le titulaire d’une thèse sur "La loi formelle et son influence sur la création artistique et littéraire" dans des sujets aussi divers que la poésie (Charles d’Orléans ou Le génie mélancolique, Lattès, 1992), la musique (Schubert et l’infini : à l’horizon, le désert, Actes Sud, 1996) ou la littérature galante (Six érotiques plus un, Gallimard, 2012). L’érudition n’étouffe jamais la sensibilité du littéraire. Et l’on se souvient, du même auteur, de Propos sur l’imparfait (Zulma, 1999), éloge d’un temps, si français, impressionniste, inachevé, mélancolique, "anti-casque à pointe", "reflétant une imperfection quasi générique, imperfection de l’espèce humaine, imperfection de la vie sur terre".

Sean J. Rose

Jacques Drillon, Théorie des mots croisés : un nouveau mystère dans les lettres, Gallimard, Prix : 14 €, 194 p., Sortie : 5 novembre, Isbn : 978-2-07-010222-8

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