Avant-Critique non fiction

À la fin de sa vie, la mère de Jane Sautière, qui avait perdu la tête, se rappelait curieusement très bien le suicide d'un frère en hôpital psychiatrique ou la mort de son chien. L'autrice de Corps flottants, quant à elle, a la tête bien faite et bien pleine, voire trop pleine - ces souvenirs qui ne hantent pas tant les lieux et les dates qu'ils nous habitent, corps et âme. Corps surtout, puisque c'est charnellement qu'on se remémore. Une fois passé le Styx, l'âme n'a plus de quoi revivre ses sensations. Ses chats, ses habits, ses déambulations, l'enfance à Téhéran, une grise parenthèse en région parisienne, la généalogie de Bretons pauvres frappés par le deuil, une mère ayant perdu un mari, une fille avant elle... Livre après livre, Jane Sautière consigne, compose et recompose les morceaux d'une existence passée au tamis d'une délicatesse pénétrante. Elle avoue pourtant avoir dans sa mémoire des trous. Béances inexpliquées que ne justifie pas la chronologie. Comment expliquer ce blanc ? Un mécanisme de défense qui aurait appliqué sur une plaie trop vive un cautère d'oubli ? L'écrivaine revient ici sur cette période occultée. Touffeur tropicale, vie d'expats racistes honnie... puis soudain les Khmers rouges, une camarade cambodgienne lui prédit que rien ne sera plus comme avant. Et P., « dandy mélancolique », premier amour qu'elle aime d'un amour aussi violent qu'un chagrin. Mieux vaut oublier. Mais ce serait ignorer que ce qu'on a amputé s'accroche au restant du corps sevré. Douleur fantôme.

Jane Sautière
Corps flottants
Verticales
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 12,50 € ; 112 p.
ISBN: 9782072988738

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