Îles flottantes. Le moins que l'on puisse dire de Jean-Luc Arnaud, c'est qu'il est à la fois un passionné de la cartographie et un grand éclectique. Architecte, historien de la période contemporaine, directeur de recherche au CNRS, chercheur en urbanisation et politiques urbaines au Moyen-Orient, il s'est tourné vers l'histoire de la cartographie, créant au début des années 2000 le site web CartoMundi. Auteur de plusieurs ouvrages sur les cartes, il préside l'association Le monde à la carte.
Mais les cartes, Arnaud les a aussi intégrées dans une démarche artistique de plasticien tous azimuts. Ici, il franchit une étape supplémentaire, conférant aux cartes, anciennes pour la plupart et détournées d'une façon habile, le statut d'objets d'art, de créations.
Son livre, La beauté cachée des cartes, « reproduit, explique-t-il en introduction, 210 extraits de cartes topographiques, géographiques ou thématiques, en noir ou en couleurs, à des échelles diverses et représentant des lieux distribués sur les cinq continents entre le milieu du xixe siècle et les années 1970 ». À la fin de l'ouvrage, il dévoile sa méthode artistique, dans un petit reportage photo plein d'humour - les textes qui accompagnent chaque document n'en manquent d'ailleurs pas. Soit une carte géologique du Liban en 1945 (Jean-Luc Arnaud a beaucoup travaillé au Proche et au Moyen-Orient) au 50 000e, très colorée. Il en isole un extrait, autour duquel il colle deux bouts de papier noir qui composent un cadre, et le tour est joué. Isolé du reste de la carte, le morceau choisi devient comme une « île flottante », complètement indépendant de l'alentour et de son contexte, existant par lui seul, et devenant œuvre d'art. Abstraite, bien sûr. On pense à Picabia, au cubisme qui a glissé des mots dans la peinture, à Nicolas de Staël, au surréalisme, à Dubuffet, à l'art brut...
Par doubles-pages, tout défile et se télescope, dans une espèce de musée imaginaire, chaque document étant assorti d'un texte, plus ou moins long, soit en prose, soit en vers, pas vraiment explicatif, parfois des haïkus. Ainsi, face à une carte des avalanches dans les Alpes de 1993, lit-on : « Lorsque la neige devient danger, elle voit rouge, rose ou orangé. » Sachant que, parmi les couleurs de ces cartes, c'est le rouge qui prédomine.
La poésie lue et visuelle opérant, on se promène dans ce livre avec un vif sentiment de dépaysement. Un plan de la butte Montmartre au 1/10 000e fait ressembler les rues à des lignes de chemin de fer ; un plan de Kyoto apparaît quadrillé comme un jeu de go ; celui de la Cité interdite de Pékin, comme un jeu de dames ; quant à la carte ethnique de la Hongrie de 1941, sous la botte nazie, elle est multicolore, avec le noir réservé aux Juifs... Tous ces extraits de cartes ne sont pas seulement beaux, surprenants, ils font évidemment sens. Chez Jean-Luc Arnaud, l'historien n'est jamais loin de l'artiste.
La beauté cachée des cartes
Autrement
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 35 € ; 288 p.
ISBN: 9782080460325
