Entretien

La collection "Mondes sauvages": histoire d'un succès qui se diversifie et s'exporte

La collection "Mondes sauvages" à la librairie Actes Sud d'Arles - Photo VT/LH

La collection "Mondes sauvages": histoire d'un succès qui se diversifie et s'exporte

Depuis un an, Stéphane Durand, auteur de 20000 ans ou La grande histoire de la nature, consultant pour les films de Jacques Perrin, est éditeur chez Actes Sud, en charge de la collection qu'il a créé, "Mondes sauvages". Morizot, Despret, Tillon, Sarano sont désormais des auteurs incontournables pour évoquer la biodiversité. Au festival Agir pour le vivant, il analyse pour Livres Hebdo ce succès et évoque ses nouveaux projets éditoriaux.

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Par Vincy Thomas, Arles
Créé le 30.08.2021 à 12h57

LH: En quelques années, « Mondes sauvages » est devenu une collection emblématique d’Actes Sud. Comment l’analysez-vous ?

Stéphane Durand: On a créé la collection en 2017 avec deux titres Le retour de Moby Dick de François Sarano et Les Français et la nature de Valérie Chansigaud. Mais il y a eu des précurseurs comme Baptiste Lanaspeze et son Wild Project et Fabienne Raphoz chez José Corti, qui est venue ici cette semaine. Ils avaient déjà commencé à défricher ce thème, tout comme la collection « Anthropocène » au Seuil. Depuis, il y a une vraie montée en puissance de l’offre éditoriale et de l’audience, jusqu’aux étudiants. Un certain nombre de titres sont aujourd’hui enseignés à l’université et même prescrits au lycée en philosophie. Et l’actualité pousse ces sujets. Laurent Tillon, depuis qu’il est passé dans le grand entretien de la matinale de France Inter (en février, ndlr), est devenu une vedette du jour au lendemain avec Être un chêne (vendu à plus de 25000 exemplaires, ndlr).
 
Quelles autres responsabilités avez-vous chez Actes Sud ?

Je ne m’occupe pas que de la collection « Mondes sauvages », qui publie 4 à 6 titres par an. J’ai repris la collection de Cyril Dion, « Domaine du possible ». J’ai aussi en charge de nombreux titres qui ne sont pas dans des collections mais qui abordent ces thématiques comme ceux de Marc-André Selosse, Francis Hallé…  Il y a aussi la collection « Manifeste ». En revanche j’ai passé la main pour la collection « Je passe à l’acte » à Françoise Vernet.
 
Quels sont vos projets pour répondre au succès de vos collections et à l’intérêt croissant pour ces sujets ?

Je lance une nouvelle collection, qui sera la jumelle de « Mondes sauvages », consacrée à l’anthropologie. Visuellement, ce sera le même format, avec la même directrice artistique. On doit encore acter le nom. L’idée c’est qu’avec « Mondes sauvages », on explore la diversité des manières d’être vivant. Et avec cette nouvelle collection, on aimerait explorer la manière d’être humain. Il n’y a pas que la manière occidentale d’être humain. Ce sera un espace d’expression pour les anthropologues de la nature, qu’ils soient occidentaux ou issus des peuples concernés. C’est d’ailleurs un domaine de recherche qui s’épanouit et se diversifie.
 
Anne-Sylvie Bameule, directrice du département Art, Nature et Société d'Actes Sud, nous confiait l’an dernier que le roman graphique pouvait être aussi une porte d’entrée vers ces textes…

En effet, on réfléchit à une collection destinée aux adolescents et jeunes adultes, plus courts, plus graphiques, moins chers, sans toucher au fond. Ce devrait être pour octobre 2022.
 
Vous avez d’autres pistes de réflexions ?

Jusqu’ici j’ai donné la parole à des scientifiques, des naturalistes, des biologistes, des philosophes et des historiens de l’environnement. J’aimerai ouvrir la collection à des non experts, comme les romanciers, qui ont une sensibilité sur la question du vivant. Si on veut changer de paradigme, il faut que tout le monde s’en empare. C’est pour cela que je mets en place des résidences sauvages d’écriture. Je veux sortir les romanciers de leur lieu de confort et d’écriture pour les propulser en milieu sauvage, en étant accompagné de spécialistes, des passeurs, qui vont pouvoir leur permettre de déchiffrer ce qu’ils autour d’eux. C’est un peu une expérience scientifique. Le premier qui s’est lancé dans l’aventure c’est Wilfried N’Sondé, qui est parti à bord de la goélette Tara dans le Pacifique, du côté chilien. La prochaine sera Cécile Curiol à qui j’offre une cabane en Camargue durant un an.
 
Et quelles sont vos prochaines publications ?

En octobre on publie Les manchots de Mandela de David Grémillet, un directeur de laboratoire réputé internationalement, avec un livre sur les oiseaux de mer. Ce sont sept histoires indépendantes, sept oiseaux de régions différentes, qu’il a étudié lui-même. Il raconte, avec une formidable empathie leur comportement, mais il propose aussi une dimension économique et géopolitique, avec les problèmes de surpêche qui impacte sur leur alimentation. L’autre ouvrage sera Parmi les arbres, essai d’une vie commune d’Alexis Jenni, prix Goncourt (pour L’art français de la guerre, ndlr) mais aussi professeur agrégé de sciences naturelles. Il m’a appelé parce qu’il a écrit un texte, très littéraire, sur sa passion des arbres.
 
On en revient à votre idée d’attirer des romanciers…

Mais là, c’est lui qui m’a sollicité.
 
Vous aimez flairer les talents. Est-ce que cela concerne uniquement les auteurs français ?

J’achète des traductions, comme un livre de l’anthropologue canadienne Natasha Myers, spécialiste des plantes. J’aime aller chercher des auteurs qui ne pensaient pas écrire de livres, qui sont sur le terrain et qui ont une expérience particulière dans leur domaine. Même si au départ, Laurent Tillon devait faire un livre sur les chauves-souris et qu’il m’a rendu un manuscrit sur l’histoire d’un arbre.
 
Vous-même vous êtes auteur, biologiste, ornithologue. Comment voyez-vous votre rôle d’éditeur ?

Comme l’a dit à Agir pour le vivant cette année le philosophe Emmanuele Coccia, je me sens plus amateur professionnel qu’expert. Il y a d’abord la confiance de Jean-Paul Capitani, Françoise Nyssen, et Anne-Sylvie Bameule, qui me laissent carte blanche. Il y avait aussi cette envie. Et j’aime les défis. Je continue de découvrir ce métier. Je continue à prendre de plus en plus la mesure de la part psychologique du métier, le rapport aux auteurs. C’est la très belle partie du métier. Et puis j’aime la langue : je m’attache à ce que les livres soient bien écrits. La qualité des textes est importante pour transmettre du fond mais il faut aussi une gourmandise, une curiosité… Enfin je prends également la mesure de l’accompagnement nécessaire d’un livre une fois imprimé, que ce soit avec le commercial ou la communication. Ils sont essentiels pour faire vivre le livre.
 
Comment sont reçus vos livres à l’étranger ?

Les achats de droits explosent. Polity Press, au Royaume-Uni, a acheté quasiment la moitié de la collection, d’un seul bloc. Les Italiens, les Espagnols, les Allemands acquièrent nos livres. Même les Canadiens qui ont acquis le livre L’Ours de Rémy Marion, alors qu’ils ont ce qu’il faut en ours et en spécialistes de l’animal.
 
Finalement, la pensée française sur ces sujets réussit à s’exporter…

Historiquement, les Français étaient extrêmement en retard sur ces questions-là, celles du vivant, sur les récits autour d’espèces. Pendant des décennies, rien ne se produisait en France. Toute la pensée venait d’ailleurs. Les lecteurs français lisaient des livres anglo-saxons. Les Américains avaient trouvé la bonne formule : même un spécialiste des éléphants sait accrocher les non-initiés, parce qu’ils ont un art du récit. « Mondes sauvages » est né pour combler cette frustration. Les scientifiques français n’osaient pas et étaient sous la contrainte d’un monde universitaire très conservateur. Ça empêchait ce courant de pensée d’émerger. La collection a été créée pour les accompagner sur ce chemin. Finalement, depuis une dizaine d’années, tout a changé, pour les raisons que j'ai expliqué, et ce sont les éditeurs anglo-saxons qui viennent chercher l’expertise française, même si les auteurs se nourrissent les uns les autres.
 
C’est ce partage que vous appréciez à Agir pour le vivant ?

Je trouve cette deuxième édition encore plus enthousiasmante que la première. D’abord, d’un point de vue personnel. L’an dernier j’étais juste directeur de collection en freelance. Je suis devenu éditeur à temps plein chez Actes Sud lorsqu’Agir pour le vivant a commencé l’an dernier. Ce festival me nourrit aussi, me permet d’échanger. Nous nous rencontrons tous, et certains pour la première fois physiquement. « Mondes sauvages » et Agir pour le vivant fonctionnent comme une famille.
 

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