SIX LIBRAIRIES 2/6

L'Armitière ou le mouvement perpétuel

La librairie jeunesse. - Photo OLIVIER DION

L'Armitière ou le mouvement perpétuel

Dans un marché du livre confronté à une révolution des modes de consommation, comment les grandes librairies créées il y a plusieurs décennies en région dessinent-elles leur avenir ? La réponse en six épisodes, à travers six institutions, leur histoire, leur "patron". Notre deuxième étape : L'Armitière, à Rouen, fête son cinquantième anniversaire.

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Par Cécile Charonnat,
Créé le 30.10.2014 à 11h36 ,
Mis à jour le 11.12.2014 à 11h58

Elle a toujours eu une place à part. Née de l'art et de l'amitié, deux mots dont la contraction lui a donné son nom, L'Armitière a apporté dès sa création une "bouffée d'air frais dans le paysage des librairies rouennaises, raconte son dirigeant actuel, Matthieu de Montchalin. Grâce à son offre et à son dynamisme, elle s'est très vite forgé un rôle culturel décalé, à l'image de ce que pouvait représenter la librairie de François Maspero à Paris dans les années 1960". Devenue, un demi-siècle plus tard, une véritable institution, et la plus grande librairie de Rouen avec ses 1 350 m2, L'Armitière a pourtant su conserver son image et sa capacité à étonner ses clients. "Elle compte vraiment parmi les acteurs culturels majeurs de l'agglomération", résume Vincent David, représentant pour Albin Michel et qui réside dans les environs de Rouen.

Photo OLIVIER DION

La célébration des 50 ans de la librairie, qui s'étale sur presqu'un an, reflète bien cette volonté de s'inscrire dans toutes les strates de la vie locale. Le programme, fourni et varié, comprend notamment 50 rencontres organisées avec 50 acteurs différents de la ville - cinémas, opéras, musées, associations, établissement de ZEP préparant à Sciences po, ou encore acteurs politiques ou économiques. "Nous devons nous présenter comme un des lieux de vie de la ville, où les idées circulent et s'échangent. Si nous voulons que les gens entrent et restent dans notre magasin, nous devons sans cesse les étonner dans notre manière de pratiquer notre métier et leur proposer quelque chose de différent", martèle Matthieu de Montchalin. >Toujours dans cette optique, le patron de L'Armitière teste à Noël une nouvelle forme d'animation. Tous les jours de décembre, les libraires fixent un rendez-vous dans un des rayons du magasin pour une présentation des coups de coeur de la fin d'année. "L'idée est partie de la volonté d'aider les clients à être plus efficaces dans leurs courses de Noël, mais c'est aussi une façon de mettre le libraire au coeur de la relation avec le client et de montrer son travail, explique Matthieu de Montchalin. On verra bien comment cela sera reçu."

La librairie générale.- Photo OLIVIER DION

Axe primordial de développement, la différenciation, que permet l'indépendance "et qui ne signifie pas l'isolement", glisse Matthieu de Montchalin, constitue l'ADN de L'Armitière. Dès sa création, en 1962, l'offre y est travaillée différemment. "Les livres étaient présentés sur de longues tables, on n'avait pas besoin de les demander aux libraires. Et puis, il s'y passait toujours quelque chose", explique Matthieu de Montchalin. Cela tient sans doute à la personnalité de son fondateur. Gérard Moulin n'est pas libraire et crée, à l'origine, une galerie d'art. L'activité livre n'arrive que quelques mois plus tard, un peu par hasard. Mais très vite, elle prend le pas sur l'art, et lorsque Jean-Pierre Paroche rachète L'Armitière en 1972, il construit son développement dans le sillage de Mai 68 en s'appuyant sur la littérature et les sciences humaines et en captant le public universitaire et intellectuel.

La librairie jeunesse.- Photo OLIVIER DION

En 1979, sentant les changements s'inviter dans la profession, Jean-Pierre Paroche cherche à s'agrandir pour attirer une nouvelle clientèle. L'Armitière emménage alors rue des Basnage, dans une ancienne imprimerie. Elle gagne plus de 300 m2 et enrichit son offre avec le scolaire. Vingt ans plus tard, elle pousse à nouveau ses murs et ouvre son local sur la rue Jeanne-d'Arc. Elle devient, avec 500 m2, la principale librairie de Rouen, ses deux principales concurrentes, Van Moé et Lepouzé, ayant capitulé. "Ce changement de statut nous a obligés à monter le niveau dans tous les domaines, souligne Matthieu de Montchalin, qui a pris les rênes en 1996. Si c'était évident en littérature et en sciences humaines, ça l'était moins en jeunesse." Il s'attelle donc à ce chantier et, s'inspirant des exemples de Dialogues et de Sauramps, ouvre en 2004 une succursale. Installée à 50 mètres de la maison mère, L'Armitière jeunesse offre sur 600 m2 plus de 16 500 références en livres pour enfants, des jeux et de la papeterie. Une nouvelle clientèle de jeunes parents et d'adolescents y prend dès lors ses habitudes.

Photo OLIVIER DION

Toutefois, l'entreprise a du mal à financer cette croissance et, en 2008, le bateau tangue. Après quatre années de tempête, l'équilibre est revenu. Matthieu de Montchalin ne regrette rien. "Cela nous a permis d'asseoir la présence de L'Armitière sur la ville et de montrer notre capacité d'adaptation." Une aptitude qu'il aime à conjuguer avec le pragmatisme et l'opportunisme pour construire l'avenir. Plus que le numérique ou la vente en ligne, le patron de L'Armitière redoute avant tout la baisse de la lecture, mais veut rester optimiste. "Il faut arrêter de se lamenter sur cette situation, qui n'est pas une fatalité.Des solutions existent pour inverser la tendance et notre avenir passe par là", lance le libraire, qui a mobilisé les troupes de L'Armitière dans ce sens. Le budget publicité a ainsi été réduit de 70 000 à 15 000 euros, et la somme dégagée a été investie dans un pôle communication qui occupe trois personnes. Chargées de l'animation de la librairie, elles gèrent également les réseaux sociaux et le site Internet. Lancé à l'occasion de l'anniversaire et adossé à la plateforme Leslibraires.fr créée par la librairie Dialogues, Armitière.com offre à ses clients un contenu propre. Au-delà, ce pôle communication se doit également d'aller chercher de nouveaux publics à l'extérieur. "Nous ne devons pas attendre les clients, mais les séduire en promouvant nos valeurs et nos points forts. Tout le pan professionnel, les relations B to B par exemple, est finalement assez peu exploité", explique Matthieu de Montchalin.

Parallèlement, le pôle travaille à fidéliser plus profondément les clients et à mieux les connaître afin de cibler rencontres, animations et événements. Pour Matthieu de Montchalin, "la fidélisation ne passe pas par le rabais mais par notre capacité à transformer nos animations en expériences. C'est une nouvelle façon d'aborder le client et des nouvelles compétences que L'Armitière doit intégrer tout en gardant son esprit libraire, sinon cela devient du harcèlement à la Amazon. C'est un vrai travail de dentelle." Ces compétences, Matthieu de Montchalin préfère donc en décharger ses libraires pour protéger la relation directe qu'ils entretiennent avec le client. "Les lecteurs sont de plus en plus informés et exigeants. Nos libraires sur le terrain doivent donc lire davantage et être encore plus disponibles pour mieux les comprendre et les aider à appréhender la production éditoriale. Pas question de leur coller d'autres tâches." D'autant qu'ils sont également chargés de soigner les fonds de rayons afin d'offrir un choix toujours plus réfléchi et plus large. Ce dernier axe de développement, qui nécessite de l'espace, laisse augurer de nouveaux changements. "Dès qu'une librairie s'arrête, elle donne l'impression de reculer. Nous devons toujours envisager le changement. L'Armitière, c'est le mouvement perpétuel", sourit Matthieu de Montchalin.

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