Histoire de l'édition

Larousse 1/3 : Pierre Larousse, mortel succès

Pierre Larousse. Gravure d’Henri-Joseph Dubouchet, 1890. - Photo Larousse

Larousse 1/3 : Pierre Larousse, mortel succès

A l’occasion du bicentenaire de la naissance de Pierre Larousse, Livres Hebdo retrace en trois épisodes la trajectoire spectaculaire d’une des maisons d’édition françaises les plus renommées. Républicain convaincu, pédagogue avisé et éditeur visionnaire, l’ancien instituteurs’est véritablement tué à la tâche en préparant le Grand dictionnaire universel.

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Par Hervé Hugueny,
Créé le 03.02.2017 à 00h33 ,
Mis à jour le 17.02.2017 à 11h05

Au plus fort du grand projet de sa vie, Pierre Larousse était devenu une stupéfiante machine à éditer, époustouflant ses visiteurs. "Dans une vaste pièce encombrée de feuilles volantes, mais superposées dans un ordre absolu [on apercevait] le directeur lui-même, recevant toutes les notes recueillies par ses ordres, les parcourant d’un coup d’œil, les modifiant au gré de ses besoins et les classant avec une rapidité surprenante. On eût dit un général commandant une grande bataille et recevant les rapports de ses lieutenants, ou lançant ses ordonnances à travers la mêlée", raconte un témoin, notant que ce travail n’empêchait pas l’éditeur de s’entretenir avec les nouveaux interlocuteurs qui se succédaient. Toujours affable, mais les jaugeant en permanence pour vérifier s’ils pouvaient être utiles à la réalisation de son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle pour lequel il avait tout risqué, soulignent Jean-Yves Mollier et Bruno Dubot, qui rapportent cette scène dans leur Histoire de la librairie Larousse (1852-2010) (Fayard, 2012).

L’imprimerie Larousse, rue Montparnasse à Paris, en 1905.- Photo LAROUSSE

En janvier 1864, quand il présente son projet aux libraires dans l’hebdomadaire professionnel Bibliographie de la France, lointain ancêtre de Livres Hebdo, l’éditeur est déjà bien connu pour ses manuels de classes primaires, concurrents de ceux de Louis Hachette. Quelques années auparavant, ce dernier l’avait d’ailleurs soutenu lorsqu’il avait sollicité l’autorisation officielle d’ouvrir sa maison, avec son associé Augustin Boyer, en 1852. S’il a aussi publié un Nouveau dictionnaire de la langue française, constamment réimprimé dès sa sortie en 1856, Larousse alors n’est pas encore devenu un nom commun de ce rayon. Mais depuis au moins deux décennies, il mûrit son projet de dictionnaire encyclopédique, titre qu’il aurait préféré s’il n’avait déjà été pris.

Enfant brillant

Ce destin si évident aujourd’hui tient aussi à quelques contingences que souligne Jean-Yves Mollier. Sans l’opiniâtre curé réactionnaire de Toucy, son village natal de l’Yonne, Pierre Larousse serait peut-être resté un instituteur admiré pour ses qualités de pédagogue, notable local complétant ses revenus du produit de quelques vignes que sa famille possédait. Né le 23 octobre 1817, Pierre Larousse s’était montré un enfant assez brillant, quoique farceur, pour réussir en 1834, à 17 ans, le concours de l’école normale de Versailles, où le département envoyait chaque année ses quatre meilleurs élèves dotés d’une bourse. Diplôme en poche, il revient à Toucy en 1838. Le conseil municipal a accepté sa candidature au poste d’instituteur, tout juste vacant. Il maîtrise bien la centaine d’élèves turbulents de ce gros village de 2 500 habitants, mais ce républicain convaincu ne supporte pas la tutelle du curé, lequel note très mal ce fort caractère qui résiste à son autorité. Dans la France de Louis-Philippe et de Guizot, le maître passe après le prêtre, et Pierre Larousse préfère partir pour Paris où il redevient étudiant à 23 ans, soutenu par sa famille qui accepte de subvenir à ses besoins.

Il suit tous les cours gratuits qu’il peut trouver, à la Sorbonne, au Collège de France, au Muséum national d’histoire naturelle, au Conservatoire national des arts et métiers, etc. Il lit énormément et tout particulièrement à Sainte-Geneviève, la bibliothèque parisienne déjà ouverte tard le soir, et rédige de multiples fiches annonciatrices de l’encyclopédiste. Au milieu des années 1840, il commence à gagner modestement sa vie comme répétiteur, préparant des élèves au bac, et s’installe avec Suzanne Caubel, qui restera sa compagne pour la vie, sans qu’ils se marient. Cette situation est alors très mal vue, comme le seront les obsèques civiles souhaitées par l’éditeur qui ne cède rien de ses convictions, y compris face à la mort, survenue en janvier 1875, à 57 ans. Trois ans avant, il avait toutefois épousé civilement celle qui l’avait aussi constamment secondé dans son entreprise éditoriale, afin de sécuriser sa situation matérielle.

Pédagogie active

Mais à 30 ans, il hésite encore sur son avenir. Lorsque ses parents lui cèdent leurs vignes qui produisent un bon vin blanc, il envisage sérieusement de devenir négociant à Bercy. Il ne donne pas suite à ce projet, faute d’avoir pu convaincre sa sœur et son beau-frère de lui prêter les fonds nécessaires. Il se lance alors dans l’édition, publiant en 1849 à compte d’auteur ses premiers livres, manuels et guide du maître. Ce sont les retrouvailles avec Augustin Boyer, bourguignon comme lui, natif d’un village voisin du sien, rencontré à l’école normale de Versailles, républicain et écarté de la carrière d’enseignant par le même curé bouffeur d’instituteurs laïcs, qui l’installent vraiment dans l’édition.

Pierre Larousse s’associe avec Augustin Boyer, qui aurait été un temps voyageur de commerce pour un éditeur parisien, et les deux fondent une "librairie classique", c’est-à-dire ne vendant que des livres destinés aux classes. En 1852, elle ouvre à Paris dans une petite voie perpendiculaire au boulevard Saint-Michel, au 2, rue Pierre-Sarrazin, près de la librairie Hachette alors au numéro 12 de la même rue, et juste en face de l’actuelle librairie Gibert Joseph. Le succès des manuels de Pierre Larousse, fondé sur une pédagogie active et non sur le rabâchage de mémoire, assure la prospérité de la jeune maison, qui déménage en 1856 dans un hôtel particulier au 49 de la rue Saint-André-des-Arts. L’extraordinaire puissance de travail qui impressionnera quelques années plus tard le visiteur dans ces bureaux est déjà à l’œuvre, l’auteur Pierre Larousse lui-même produisant une grande partie des livres de l’éditeur.

Cependant, le Grand dictionnaire universel, qu’il démarre en 1863, provoque la séparation d’avec son associé. De trois volumes au départ, le projet enfle : il se terminera à 15 volumes. L’ardente volonté de dominer le Littré, publié par Hachette, peut expliquer cette ambition dévorante. Augustin Boyer est persuadé que la société va s’y perdre. Il reprend ses parts et conserve la librairie, tandis que Pierre Larousse investit dans une imprimerie pour maîtriser au mieux la qualité de la fabrication. Il l’installera rue du Montparnasse, fixant là aussi les nouveaux bureaux de sa maison, où ils se trouvent toujours. Pour financer son projet, il lance une souscription et une édition en fascicules, appliquant au départ des tarifs trop bas, qu’il devra remonter. La vente par courtage prendra le relais, une fois la série achevée.

Partis pris assumés

Si énergique et organisé qu’il soit pour diriger son équipe et superviser la production de centaines d’auteurs, l’éditeur s’épuisera à la tâche. Il est victime d’un premier accident cérébral en 1867, puis, en 1871, d’un second qui le laisse très affaibli. Mais le travail est assez avancé pour que sa veuve et son neveu bouclent les derniers volumes dix-huit mois après son décès. Deux suppléments paraîtront en 1878 et 1890. La richesse extraordinaire de cette encyclopédie, son style chaleureux, ses anecdotes, ses partis pris assumés lui donnent un ton unique, s’enthousiasme toujours le lexicologue Jean Pruvost, professeur émérite à l’université de Cergy-Pontoise. Les digressions parfois baroques ou la subjectivité de certains articles provoqueront aussi la joie moqueuse ou l’indignation outrée de lecteurs au XXIe siècle (1). Ce monument assure aussi la réputation de la maison dans ce segment, d’où aucun concurrent ne la délogera. En dépit d’une mise à l’index du Vatican, "il s’en est vendu au moins 100 000 exemplaires, et la commercialisation a duré jusqu’au début des années 1930", rappelle Jean-Yves Mollier. Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle est aujourd’hui disponible sur Gallica, entièrement numérisé, et on le trouve aussi au complet chez des libraires d’ancien, au cours moyen d’environ 1 200 euros. C’est moitié moins cher que son prix de lancement, à 600 francs de l’époque, soit 2 700 euros actuels; selon l’Histoire de la librairie Larousse. Mais cette énergie investie dans l’encyclopédie manque à la production scolaire, que la maison devra relancer face aux concurrents, stimulés par un marché en pleine expansion grâce aux lois Ferry.

(1) Voir Pierre Larousse, Comment asphyxier un éléphant ? 365 questions essentielles pour la vie de tous les jours, Tallandier, 2005.

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