Histoire de l'édition

Larousse 2/3 : à la conquête du monde

Claude Augé entouré de ses collaborateurs en 1909. - Photo Larousse

Larousse 2/3 : à la conquête du monde

Inondant le marché de titres à son nom, Larousse devient synonyme de "dictionnaire" en France au XXe siècle. En dépit de son organisation peu rationnelle, la maison exporte sa notoriété dans le monde entier, profitant de la diffusion de la langue française autant qu’elle la sert. Mais la quatrième génération d’héritiers finit par passer la main au début des années 1980. Deuxième épisode de la série de trois que publie Livres Hebdo.

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Par Hervé Hugueny,
Créé le 10.02.2017 à 00h33 ,
Mis à jour le 17.02.2017 à 11h03

Morts sans enfants, Pierre Larousse (1) et son associé Augustin Boyer laissent des héritiers indirects partageant un sens aigu des intérêts de la famille, en dépit de constantes querelles internes. Quand la politique s’en mêle, les rivalités au sein de la librairie Larousse se transforment en guerre de clans. "Si tu faiblissais, ton frère en profiterait pour nous faire à tout propos de nouvelles cochonneries et nous infliger à chaque instant de nouvelles humiliations. Il faut que cela finisse, et que nous fassions tous nos efforts pour maintenir une union parfaite entre nous trois, sinon la maison est fichue", s’exclame un cogérant en 1912, dans un courrier adressé à un de ses cousins (2). Le fauteur de troubles est Lucien Moreau, qui appartient à la troisième génération des quatre familles héritières et prétend à un poste de directeur. Une révision des statuts permettra de l’écarter en 1920. Quoiqu’ils soient devenus eux-mêmes très conservateurs, les gérants s’inquiètent des dommages que ce membre influent de l’Action française pourrait causer à la réputation républicaine de la maison, et à son activité.

La salle de rédaction en 1928.- Photo LAROUSSE

Les propres relations de Pierre Larousse et Augustin Boyer avaient connu de telles tensions qu’ils s’étaient séparés en 1869, dix-sept ans après avoir créé leur librairie, curieusement organisée de façon assez indépendante entre eux. Les deux entreprises avaient gardé des liens commerciaux et seront réunifiées en 1885, mais la nouvelle société conservera ce fonctionnement très atypique pendant plusieurs décennies, juxtaposition de départements autonomes, sans direction unique pour résoudre les inévitables conflits. Autre constante : les héritières ne seront jamais admises à la gérance. En revanche, les maris peuvent y prétendre, à la condition qu’ils ne se séparent pas de leur beau parti. L’un d’entre eux, marié à la fille unique du clan Augé, est promis à un poste de gérant jusqu’à son divorce : son ex-beau-père le fait éjecter promptement, invoquant la "faute grave" prévue dans les statuts. Ce népotisme assumé produit des résultats : Larousse tient ses positions dans le scolaire, domine tous ses concurrents dans les dictionnaires avec ses grandes encyclopédies, et part à la conquête des marchés étrangers.

Millésime

Marié à une nièce de la veuve de Pierre Larousse, Claude Augé, lui aussi ancien instituteur, entré à la comptabilité de la maison, peut être considéré comme le vrai continuateur de l’œuvre du fondateur. Dans les années 1890, il écrit d’abord de nouveaux manuels pour le primaire, secteur qui constituera la quille du vaisseau Larousse pendant des décennies. Même si ceux de Pierre Larousse se vendent encore très bien, c’est devenu indispensable : les lois de Jules Ferry sur la scolarité obligatoire et les programmes de 1887 ont stimulé la concurrence (Armand Colin, Belin, Delagrave, Hachette, Hatier, Vuibert). Certains des manuels de Claude Augé connaîtront une incroyable longévité, tels ses cours de grammaire ou son Livre de musique, qui se vendront encore à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires au début des années 1950.

Devenu responsable de la rédaction, il réalise aussi son grand œuvre et dirige la publication du Nouveau Larousse illustré, une encyclopédie en sept volumes publiés de 1898 à 1904. Son titre la distingue des productions concurrentes, et ce geste audacieux, voire orgueilleux, s’érige en principe : le patronyme familial devient synonyme de dictionnaire, écartant le Littré des mêmes prétentions. Le 29 juillet 1905, Claude Augé publie le Petit Larousse illustré, millésimé de l’année 1906, lançant la deuxième plus longue série de l’histoire de l’édition après le "Guide rouge" Michelin, démaré en 1900 et ininterrompue jusqu’à aujourd’hui. Coup de marketing très avant-gardiste, le millésime produit un effet de renouvellement constant sur un contenu très stable ne changeant qu’à la marge : une date en couverture, le Petit Larousse se proclame toujours à jour. Contrainte : il faut évaluer au plus juste un tirage à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.

Succursales

En dépit de tensions récurrentes et du manque de communication entre les services, la deuxième génération verrouille le contrôle familial et pérennise la maison dans le scolaire et les dictionnaires, dont les références se comptent par dizaines, du plus petit poche aux grandes encyclopédies, en passant par les thématiques (Larousse médical, agricole, ménager, commercial, de l’industrie et du commerce, etc.). Aux commandes jusqu’au milieu des années 1920, ses dirigeants surmontent l’épreuve de la Première Guerre mondiale, modernisent l’imprimerie, développent massivement l’édition de jeunesse ("Les livres roses pour la jeunesse") dans la filiation des contes de Pierre Larousse, investissent le pratique, soutiennent les arts avec une volonté pédagogique très contemporaine, éditent de multiples revues.

Paul Gillon, un des cogérants, part à la conquête des marchés étrangers, explore l’Europe et les Etats-Unis, prépare l’ouverture des succursales, organise les participations aux expositions universelles, dirige la structure d’exportation interprofessionnelle, etc. C’est en 1912 que démarre la longue relation de Larousse avec l’espagnol, par la publication du Pequeño Larousse illustrado, cas rarissime de traduction réussie d’un dictionnaire. Le mérite en revient à Michel de Toro, qui deviendra directeur du département bilingue, puis responsable de tout le service encyclopédique, jusqu’à la fin de sa longue carrière chez Larousse, au début des années 1950.

A la troisième génération, André Gillon poursuit cette politique d’expansion internationale. A la fin des années 1930, l’éditeur français réalise près de 30 % de son chiffre à l’export, "dans 65 pays étrangers, 15 colonies et protectorats", détaille-t-il dans un entretien donné au Temps, cité dans Histoire de la librairie Larousse. L’essentiel des ventes est réalisé en Belgique, Suisse et Canada, ainsi que dans l’empire colonial. Mais, dans les pays non francophones, la notoriété de la marque s’associe au prestige de la langue, qui est encore celle des élites. Dans Orages d’acier, quand Ernst Jünger évoque une scène de fraternisation dans les tranchées en 1915, c’est en français que le jeune officier allemand s’exprime avec son homologue anglais. Cette politique reprend après la Seconde Guerre mondiale, que la maison surmonte encore mieux que la première. Elle ouvre des filiales en Argentine, au Brésil, au Mexique (retour après un premier échec), puis en Iran et aux Etats-Unis, avec un certain volontarisme gaulliste (un membre de la famille est député UDR). Mais les exportations se réduiront peu à peu aux pays francophones, signe d’un nouveau rapport de force géopolitique qui favorise l’anglais, et dépasse Larousse.

Au sommet de sa puissance, au début des années 1970, le groupe réalise plus de 200 millions de francs de chiffre d’affaires (soit, en monnaie constante, presque autant en euros), emploie environ mille personnes, dont 300 dans l’imprimerie reprise à Montrouge, du 1 au 9 de la rue d’Arcueil (aujourd’hui remplacée par des appartements). Rue du Montparnasse, il faut quatre immeubles, du 13 au 21, pour le personnel du siège, et notamment la centaine de rédacteurs affectés au département des dictionnaires. Empruntes de paternalisme, les relations sociales sont marquées par quelques grèves durement sanctionnées, la plus longue étant celle qui éclate lors de la liquidation de l’imprimerie, en 1973-1974.

Fragilisation

Cette fermeture ne suffit pas à redresser les comptes, alors que, sous la pression de la concurrence (Bordas, Le Grand Robert, Encyclopædia Universalis), Larousse accélère le renouvellement de ses grandes encyclopédies. Pour la première fois de son histoire, l’éditeur doit emprunter les 180 millions de francs (97 millions d’euros, à monnaie constante) nécessaires à la réalisation de sa dernière série en 10 volumes (1982-1985). Fragilisée, la société est reprise en 1984 par CEP Communication, le groupe créé par Christian Brégou. Embarqué dans un maelström de fusions, de rapprochements, de réorganisations, avec une valse des P-DG, Larousse ne maîtrise plus son destin et se retrouve chez Vivendi Universal Publishing, racheté en 2002 par Hachette Livre, le rival de toujours. Au nom de la préservation de la concurrence, la Commission européenne réduit le périmètre de l’acquisition mais, parmi les filiales qu’Hachette sera autorisé à conserver en 2004, figure bien sûr Larousse. Encore auréolé du million d’exemplaires vendus du Petit Larousse illustré du millénaire (millésime 2001), l’éditeur tente un Grand Larousse illustré en trois volumes, équipés d’un stylet relié à Internet. Le designer Philippe Starck orne le coffret d’une rousse flamboyante, calembour visuel facile. C’est un échec total, qui provoque une reprise en main sévère par Hachette.

(1) Voir le premier épisode de notre série, "Pierre Larousse, mortel succès", dans LH 1115 du 3.2.2017, p. 26-28.

(2) Jean-Yves Mollier, Bruno Dubot, Histoire de la librairie Larousse (1852-2010), Fayard, 2012.

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