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Les romanciers brûlent les planches

Véronique Olmi et Jean-Philippe Puymartin dans Une séparation au théâtre des Mathurins. - Photo DR

Les romanciers brûlent les planches

Si les liens entre théâtre et roman ne sont pas neufs, les transfuges sont de plus en plus nombreux et les genres se nourrissent mutuellement dans la vie éditoriale. Avec certaines limites.

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Par Fanny Taillandier
Créé le 22.11.2013 à 11h31 ,
Mis à jour le 22.11.2013 à 14h12

Aragon, poète et romancier, écrivait dans Théâtre/Roman que le théâtre était un «lieu intérieur» ; au XXIe siècle, il semblerait que ce lieu ne soit plus si intérieur, ni pour les romanciers, ni pour les dramaturges. Le succès des Particules élémentaires, pièce adaptée du roman de Houellebecq à Avignon cet été, est une nouvelle preuve de l’affection du théâtre pour le roman ; quant aux romanciers, ils sont de plus en plus nombreux à s’essayer au théâtre. Dernier en date, Eric Reinhardt publie sa première pièce, Elisabeth ou L’équité (Stock), qui est jouée au théâtre du Rond-Point depuis le 12 novembre. L’an dernier, c’était Laurent Mauvignier qui passait à la scène avec Tout mon amour (Minuit) au théâtre de la Colline, et Frédéric Boyer publiait Phèdre les oiseaux (P.O.L), créé à Villeurbanne ; en outre, Rappeler Roland, sa traduction de La chanson de Roland, a été mise en scène par Ludovic Lagarde et créée en mars 2013. L’auteur à succès Véronique Olmi fait de même en cumulant la promotion de son dernier roman, La nuit en vérité (Albin Michel), sous la forme d’une tournée en France et l’interprétation de sa pièce Une séparation au théâtre des Mathurins. En face de ces romanciers, le metteur en scène et comédien Wajdi Mouawad a publié l’an dernier son roman Anima chez Leméac/Actes Sud, tout comme Olivier Py, qui livre cette rentrée Siegfried, nocturne, à la fois nouvelle et «monodrame», créé à Genève en octobre…

Il est frappant de constater que le changement de genre encourage une continuité de thèmes dans les œuvres de ces différents hommes de lettres. Elisabeth ou L’équité rebondit sur le thème de la vie au travail, qu’Eric Reinhardt a traité dans son roman Le système Victoria. La pièce de Laurent Mauvignier fait écho à l’intrigue de Loin d’eux, roman qui lui avait valu la célébrité en 1999. Anima recoupe et réexploite le goût de son auteur pour les tragédies. Gageons en outre que le Siegfried crépusculaire et décadent d’Olivier Py trouverait quelque chose à dire au héros des Enfants de Saturne, créé en 2009 à l’Odéon. Faut-il en déduire que le romancier peut passer au théâtre et le dramaturge au roman sans autre modification que celle de la forme ?

 

 

Un retour vers des pièces plus narratives

Cette interpénétration des genres n’a rien de neuf. Les romantiques, il y a deux siècles, faisaient de même. Au XXe siècle, les choses se sont néanmoins compliquées : «On se souvient bien des triomphes qu’ont connus Camus ou Sartre aussi bien pour leur théâtre que pour leurs romans. Mais Gide est resté un dramaturge raté, et le romancier Giraudoux n’a pas survécu», souligne Christophe Mory, à la fois directeur de la Librairie théâtrale à Paris, éditeur de théâtre et auteur de romans. Pourtant, la situation semble être en train de changer. «Les dramaturges sont sortis d’une période d’écriture sans personnages, et on assiste à un retour vers des pièces plus narratives, et donc vers le théâtre traditionnel : d’où une confrontation à la question du roman pour les dramaturges», analyse Claire David, directrice d’Actes-Sud-Papiers. L’œuvre de certains romanciers est d’ailleurs assimilable à du théâtre par son oralité. C’est le cas de celle d’Olivier Cadiot : son Retour définitif et durable de l’être aimé (P.O.L) a fait l’objet d’une lecture à La Colline, et il était invité au Salon du livre de Chaumont qui avait pour thème les liens entre théâtre et roman (voir encadré). La vogue des lectures publiques témoigne de l’engouement des lecteurs vers une littérature qui se montre, fût-elle romanesque. D’où une plus grande facilité à se tourner vers l’autre genre pour les auteurs, qu’ils hésitent néanmoins à utiliser. «Il y a énormément d’auteurs de théâtre que l’écriture romanesque intimide », poursuit l’éditrice. Christophe Mory se souvient d’avoir proposé à Tatiana de Rosnay d’écrire pour le théâtre : «“Mais je ne sais pas le faire !” m’a-t-elle répondu.» Cependant, force est de constater que les exemples de transfuges réussis sont nombreux : Marie NDiaye, entrée au répertoire de la Comédie-Française deux ans après le succès de Rosie Carpe, fait face à Eric-Emmanuel Schmitt ou Yasmina Reza, venus du théâtre avant de faire leur entrée dans le monde romanesque.

 

 

 

Un travail différent au niveau éditorial

Le succès dans l’un des deux genres n’engage pourtant pas celui de l’autre. «Christophe Donner a écrit une pièce que j’aime beaucoup, mais qui n’a pas été montée : du coup, elle n’existe pas vraiment», regrette Claire David. La complicité d’un metteur en scène est nécessaire aux romanciers, qui ne savent pas forcément à quelle porte frapper. Eric Reinhardt, avant de créer sa pièce, a préparé le terrain : auteur du livret de Siddharta de Preljocaj en 2010, il a aussi été président du jury d’Impatience, festival du théâtre émergent, organisé par le théâtre du Rond-Point et le Centquatre cette année. Pour Irène Lindon, directrice des éditions de Minuit qui publient des textes pour le théâtre dès lors que ce sont les romanciers de la maison qui les signent, assure qu’«il n’y a aucune recette générale, mais le succès d’une pièce dépend du fait qu’elle est jouée». En revanche, le roman Heureux les heureux (Flammarion) de Yasmina Reza a bénéficié de la notoriété de la dramaturge pour se propulser en tête des ventes au début de 2013.

 

Cette différence formelle engage donc un travail fondamentalement différent au niveau éditorial et promotionnel. «L’économie de l’édition théâtrale est inverse de celle de la littérature, rappelle Claire David. 65 % de mon chiffre d’affaires vient du fonds avec 35 textes à l’affiche par mois, contre 3 nouveautés publiées. C’est aussi ce qui attire les romanciers.» Si l’éditrice met en avant le fait que c’est toujours selon des critères littéraires qu’elle choisit de publier les textes de théâtre, la promotion en est moins simple. «L’étiquette “théâtre” empêche souvent la dynamique médiatique. Pour en finir avec la question juive, le dernier texte de Jean-Claude Grumberg, paru dans la collection “Un endroit où aller”, est chroniqué partout comme roman, alors qu’il est formellement théâtral», avance l’éditrice. La promotion est différente aussi en librairie : Christophe Mory privilégie les signatures et les rencontres avec les dramaturges, tandis que les lectures de romanciers par des comédiens font mouche, comme ce fut le cas de celle organisée à la librairie du Rond-Point pour Riviera de Mathilde Janin (Actes Sud), lu par deux comédiennes, expérience qui sera renouvelée avec Mobiles de Sandra Lucbert (Flammarion) à la fin de novembre.

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