Journal du confinement

Manuel Carcassonne : "même les plaintes des libraires me manquent"

Le P-DG de Stock, Manuel Carcassonne, en confinement en avril 2020 - Photo DR.

Manuel Carcassonne : "même les plaintes des libraires me manquent"

Trente-cinquième épisode du « Journal du confinement » de Livres Hebdo, rédigé à tour de rôle par différents professionnels du livre. Aujourd'hui Manuel Carcassonne, P-DG de Stock.

Par Fabrice Piault,
Créé le 24.04.2020 à 20h00

« Je me souviens du confinement. Je me souviens d’avoir répondu en boucle aux mêmes interlocuteurs que 1. Oui je publierais bien les Mémoires de Woody Allen le 13 mai, puis le 20 mai, puis le 27 mai, et que mon optimisme en matière de calendrier s’effilochait au fur et à mesure, craignant qu’à force de coller à la réouverture des libraires, on aille se tamponner à la rentrée littéraire ! que 2. Non, je n’étais pas un héros de la libre-pensée, mais que je faisais juste mon métier d’essayer de publier de bons livres.

Je me souviens d’un mikado-casse-têtes-embrouillamini qui consiste à alléger un programme éditorial d’au moins 60% de titres avant l’été et de 30% de titres après l’été, au nom d’un virus minuscule que j’ai pris en grippe, désolé du jeu de mots, et qui bouscule nos codes, nos habitudes, nos auteurs, un virus mal élevé en fait, une sorte de cousin simplet qu’on a chez soi, et qui fiche la pagaille.

Frustré, frustré, frustré

Je me souviens d’être frustré, frustré, frustré, à l’idée de ne pas circuler de ville en ville, présenter notre rentrée aux libraires invités par nos équipes aimées de la maison Stock, ah le Tobie Nathan ! ah le Simon Liberati ! ah le Emmanuel Ruben ! ah l’excellente rentrée aux âmes fortes, aux imaginaires puissants, l’une des meilleures que je défendais depuis trente ans, il a fallu que ça tombe justement cette année,  je ne parviens pas à la lâcher cette rentrée, comme une mère accrochée à son enfant, la vieille mère juive que je suis devenue avec l’âge, et je me souviens d’avoir présenté cette rentrée devant des écrans, en Teams, en Zoom, en virtualités brouillées sans connexion, et combien je déteste le monde virtuel. Ô combien j’aime le monde réel des rencontres avec les libraires, même leurs plaintes me manquent, et nos dîners à Lyon, à Bordeaux, à Lille, à Bruxelles, ville merveilleuse où 15 journalistes m’écoutent pérorer sur nos livres, seule ville du monde où ce miracle narcissique est possible, merci à eux. L’an prochain, on multiplie les rencontres et on s’embrasse, peu importe les ligues de vertu et l’hygiène. 
 
Je me souviens d’avoir reçu des manuscrits sur écran : je ne lis que le papier, j’aime le papier, son odeur, son toucher, les imprimeurs, les liasses, la poussière, les marges, les bibliothèques qui croulent, bien rangées, mal rangées, qu’importe, j’aime retrouver dans un livre une carte postale oubliée, signée d’une amoureuse ou d’un ami, l’amoureuse pour me quitter le plus souvent, l’ami pour me réconforter, et d’avoir répondu lâchement à tous ces auteurs en herbe, je vous lirais après, mais après quoi, quelle apocalypse, quel retour à la normale, quelle vie meilleure.

Adios, Nicky. Adieu à ce monde qui connut la liberté de vivre et de croire
 
Je me souviens de Nicky Fasquelle emportée par le Covid-19 auquel elle ne croyait pas, cette peste d’aujourd’hui, la femme de Jean-Claude Fasquelle, qui m’engagea jadis chez Grasset (il y a 30 ans !).
Nicky, l’âme du Magazine littéraire, une voix tantôt rauque tantôt folle de décibels, une énergie entêtée, une liberté, une vie entière, et quelle vie, au service des auteurs, je me souviens des dîners chez eux dans une maison sudiste hors du temps, où le chien grignotait mes chaussures, nous étions bientôt ivres de vin rouge. Voici Umberto Eco, Yves Berger, Benoîte Groult, Marie-Françoise Leclère et Lucien Bodard, Serge July, Virginie Despentes, les Feltrinelli, les éditeurs du monde entier, des amis, des inconnus, des jeunes, des vieux, tous accueillis avec la même ferveur et le même rire italien tonitruant, un rire d’un autre temps, d’un temps que ce virus n’a pas contaminé. Adios, Nicky. Adieu à ce monde qui connut la liberté de vivre et de croire.   
 
Je me souviens d’avoir tenté de travailler, de lire, d’écrire, de commander des livres qui n’arrivaient pas, d’avoir lié amitié avec le facteur. Je me souviens de tout ce temps passé à combler l’état suspensif, contre-nature, à construire un vain barrage contre ce tsunami invisible d’emmerdements, d’annulations, de reports, d’auteurs à rassurer quand moi-même je n’en menais pas large, travailler certes, mais peut-on le faire avec une boule d’énergie accrochée à vous, un fils de 3 ans, l’ennemi du vice solitaire qu’est la lecture ?
 
Je me souviens d’avoir franchement détesté le télé-travail. 
 
Je me souviens d’avoir fait ce qui serait pour moi le summum des cauchemars : les prix littéraires étaient tous annulés, puis décalés en 2021. Je me souviens de m’être réveillé, et non finalement, voilà une institution qui résistait à tout. »

Et vous ? Racontez-nous comment vous vous adaptez, les difficultés que vous rencontrez et les solutions que vous inventez en écrivant à: confinement@livreshebdo.fr

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