Polémique

Matzneff signe la fin d'un monde

Matzneff signe la fin d'un monde

Une clé de compréhension de l'affaire Matzneff réside dans le basculement de notre société d'une conception de l'autonomie à une autre.

Le témoignage de Vanessa Springora suscite l'intérêt autant que le malaise. Il nous projette dans un monde passé que l'on a du mal à saisir. Comment un tel comportement a-t-il été possible ? Comment a-t-il pu échapper à la vigilance de l'entourage et des autorités ? Comment comprendre la complaisance du monde littéraire ? 

Une clé de compréhension réside selon nous dans le basculement de notre société d'une conception de l'autonomie à une autre. Avec le processus de l'individualisation, la personne est devenue l'échelon élémentaire par lequel notre société se pense. Dès lors l'autonomie concrète a remplacé l'autonomie abstraite.

Les limites du possible ?

Les années 60 ont été l'occasion de secouer les conventions bourgeoises qui s'imposaient aux individus. Au nom d'une autonomie abstraite, il s'agissait d'explorer les possibles et y compris en matière de sexualité. Les carcans du mariage et de l'hétérosexualité devaient être contestés de façon à laisser s'épanouir les individus.

Et c'est dans cette dynamique que certains ont cherché à légitimer la pédophilie. Ils se sont fourvoyés car ils n'ont pas vu (ou voulu voir) que si l'autonomie personnelle supposait de pouvoir se tenir à distance des cadres établis, elle devait aussi prendre en compte le point de vue des partenaires.

Construction de son identité 

Anthony Giddens a bien montré dans La transformation de l'intimité comment la sexualité participe de la nouvelle manière de construire son identité personnelle. Et c'est à ce point précis que le témoignage de Vanessa Spingora apporte un argument crucial: loin d'être une source d'épanouissement, sa relation trop précoce alors qu'elle n'était pas en position d'exercer son autonomie personnelle, a profondément nui à son développement personnel. Etait-elle en âge de consentir à cette relation ?

Le principe d'une autonomie abstraite se fracasse sur la réalité d'une autonomie personnelle compromise. Cette prise de parole prend place dans la continuité d'autres et notamment des victimes des prêtres pédophiles. Toutes ont en commun de mettre en tension leur expérience personnelle avec la valeur désormais commune de l'autonomie concrète.

Alors que l'enfance doit être le moment de construction de soi et que la sexualité relève d'un prolongement de cette quête, ces individus ont dû subir les agissements d'adultes niant leur identité personnelle en devenir. Il leur a fallu du temps pour sortir du silence d'où cet effet retard par rapport à la norme de l'enfant conçu comme une personne depuis les années 60.

Un monde littéraire complaisant au nom de son autonomie

Depuis que le sujet médiatique est sorti, on découvre que Gabriel Matzneff a bénéficié pendant très longtemps de soutiens nombreux dans le monde littéraire. Il suffit de consulter le catalogue de la BnF pour saisir les éléments de son insertion dans le champ littéraire. On y trouve des éditeurs de premier plan (Gallimard, Julliard, Stock, J.-C. Lattès, etc.) et aussi des enregistrements dans des émissions sur les médias publics (notamment avec Jacques Chancel).

On sait aussi qu'il a bénéficié entre autres du soutien de Josianne Savigneau au Monde et d'invitations à l'émission Apostrophes de Bernard Pivot. Il a été célébré par le ministère de la Culture. On a y compris découvert que le CNL venait matériellement en aide à cet écrivain dans le besoin montrant ainsi que la quête de l'autonomie abstraite savait s’accommoder de celle de l'autonomie concrète. Attachée de presse dans l'édition, la mère de Vanessa Springora a permis le glissement du monde littéraire vers le registre personnel.

Il ne s'agit pas de faire le procès (trop facile) du passé à la lumière du présent mais de comprendre ce qui a rendu possible ce refus de voir qu'une relation pédophile ne pouvait pas être assimilée à de l'amour librement et pleinement consenti. C'est que ce milieu vivait largement en vase clos au nom de l'autonomie du champ littéraire.

A travers la personne de Matzneff (et pour son plus grand profit), il s'agissait de défendre la possibilité d'une littérature détachée de considérations morales. Et plus la transgression était grande et plus on affichait cette autonomie et donc le pouvoir de faire (et défaire) le monde littéraire.

Limites

La courageuse Denise Bombardier (femme venant du Québec donc extérieure à ce petit monde) en a fait les frais quand elle a déplacé le débat du domaine littéraire à celui de la vie des "petites filles". Elle a été villipandée sans ménagements par un Philippe Sollers au vocabulaire familier. Elle n'a fait que poser des limites à l'autonomie du champ littéraire.

L'universalité de la littérature ne justifie pas la négation de l'autonomie concrète des enfants. Encore plus: ce serait un comble de tirer une gloire littéraire de ces comportements dégradants (d'où son qualificatif de "pitoyable" pour qualifier Matzneff). Ce n'est pas le moindre des paradoxes de voir l'Etat financer un auteur par ailleurs coupable de faits qui auraient pu être poursuivis. Et on comprend la précipitation du CNL à interrompre son financement à l'heure où le parquet s'est saisi de l'affaire...

Le champ littéraire n'est pas strictement autonome du fait de sa nécessaire insertion dans l'économie du livre. On découvre à l'occasion de cet épisode qu'il ne l'est pas non plus quand il légitime la mise en cause de la valeur centrale d'autonomie personnelle concrète au cœur de notre société contemporaine. Cette prise de conscience est en cours et le monde littéraire ne pourra rester inchangé.

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