La défense des libertés publiques ne relève pas d’une posture intellectuelle pour Patrice Spinosi, elle constitue une pratique quotidienne. Voire une vocation. Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, il plaide régulièrement devant les plus hautes juridictions françaises et européennes – le Conseil constitutionnel, la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de justice de l’Union européenne.
C’est cette expérience de terrain qui confère à son ouvrage Menace sur l’État de droit, publié aux éditions Allary, une autorité singulière. Car il est en première ligne pour observer le délitement sourd des fondements juridiques et démocratiques de notre société, délitement qu’il attribue à une vingtaine d’années de renoncements politiques, fruits de la démagogie, de la lâcheté ou du cynisme.
Fonction civilisatrice du droit
L’ouvrage, structuré en trois parties étayées et solidement documentées par les affaires qu’il a personnellement défendues, s’ouvre sur un état des lieux des assauts contemporains contre l’État de droit. Il enchaîne sur une analyse des conséquences qu’aurait la prise de pouvoir par un parti populiste en France, avant de s’achever sur une réflexion consacrée aux moyens de renforcer et de préserver nos institutions démocratiques.
Dès l’introduction, Patrice Spinosi fixe le cadre intellectuel et philosophique de son propos. Il rappelle que « le conflit est inhérent à une société » et que « la question est de savoir comment le régler ». Dans un État de droit, écrit-il, « les conflits sont tranchés par le droit et sous l’autorité d’un juge indépendant et impartial », tandis que « dans l’État de non-droit, les mêmes conflits se règlent par la force : c’est le plus puissant, le plus bruyant, le plus violent qui l’emportent ». Il insiste sur la fonction civilisatrice du droit, rappelant que « derrière chaque texte juridique, il y a toujours une ambition supérieure : notre capacité à vivre ensemble dans une société où les droits de chacun, et notamment des plus faibles, sont garantis ».
Assauts contre l’État de droit
Il définit la démocratie illibérale comme « l’exercice autoritaire du pouvoir sous des dehors démocratiques » après être revenu sur l’histoire de l’État de droit dans la première partie. L’auteur examine ensuite les régimes qui incarnent cette dérive. De la Russie de Vladimir Poutine aux États-Unis de Donald Trump, en passant par la Hongrie de Viktor Orbán, la Pologne dirigée par le parti Droit et Justice, le Venezuela de Nicolás Maduro – preuve que le populisme n’est pas l’apanage de l’extrême droite – ou encore l’Italie de Giorgia Meloni, Patrice Spinosi dresse un tableau des digues démocratiques qui, les unes après les autres, ont cédé au nom de la sécurité des citoyens.
Répression des ONG, atteintes à la liberté de la presse et d’expression, attaques contre les minorités sexuelles ou les droits des femmes, affaiblissement des contre-pouvoirs – qu’il s’agisse du pouvoir judiciaire ou des cours constitutionnelles –, multiplication des régimes d’exception dérogeant au droit commun, répression des étrangers : la liste est longue et préoccupante.
Ce constat ne se limite pas à une collection d’exemples isolés. Il révèle une dynamique globale, propre à notre époque, dans laquelle des régimes populistes, soutenus par un discours anti-élite et sécuritaire, sapent méthodiquement les piliers des démocraties libérales. Cette offensive passe par un étouffement progressif des libertés fondamentales, difficile à percevoir immédiatement, mais redoutablement efficace dans ses effets à long terme.
Le populisme contemporain se nourrit d’un climat de peur – peur du terrorisme, peur de l’immigration, peur du déclassement social – qu’il instrumentalise pour justifier l’érosion des garanties institutionnelles. L’état d’urgence, devenu dans certains pays une modalité permanente de gouvernement, permet de court-circuiter les droits fondamentaux au nom d’une idéologie sécuritaire.
Le populisme au pouvoir en France
Dans une seconde partie, Patrice Spinosi examine ce que signifierait l’arrivée au pouvoir d’un parti populiste en France. Selon lui, deux éléments caractérisent le populisme : « La construction d’un discours qui se focalise exclusivement sur une dénonciation des élites perçues comme la source de tous les maux » et « une remise en cause des normes qui constituent notre État de droit, ainsi qu’un rejet plus général des valeurs de progrès sociétal et de liberté individuelle ».
Il dénonce avec vigueur le « lien idéologique entre sécurité et liberté [qui] crée une confusion néfaste à l’État de droit ». Car, en faisant de la sécurité un préalable à l’exercice des libertés, « les populistes d’extrême droite inversent la hiérarchie entre ces deux notions et installent dans les consciences le fantasme d’une société dont tout danger aurait été éradiqué ».
Faiblesse ou opportunisme électoral
Il attire également l’attention sur un autre danger, plus diffus : « Celui des représentants de partis républicains qui, par faiblesse ou simple opportunisme électoral, épousent et reprennent des idées caractéristiques de partis extrêmes ». Il rappelle que « les gouvernements qui se sont succédé durant les deux présidences d’Emmanuel Macron ont été émaillés de dérapages populistes, plus ou moins contrôlés, qui ont constitué autant d’opportunités pour les partis extrêmes de rendre acceptables leurs propositions politiques ». Et d’ajouter, avec une grande lucidité, que « la responsabilité de ce populisme indirect, celui de la démission et du laisser-faire, ne doit pas être négligée ».
Patrice Spinosi explore ensuite trois scénarios d’accession au pouvoir d’un mouvement populiste : l’élection d’un président issu de cette mouvance sans majorité parlementaire, l’inverse, ou encore l’hypothèse – la plus redoutée – d’un tandem président-Assemblée nationale acquis à cette idéologie. Il démontre comment, dans chacun de ces cas, les outils juridiques existent déjà pour affaiblir rapidement l’État de droit.
Il affirme : « Le risque d’une atteinte massive à nos droits est déjà là, en germe dans notre législation. Depuis près de vingt ans, tous les gouvernements qui se sont succédé, qu’ils soient de gauche, de droite ou du centre, n’ont eu de cesse de multiplier les législations dérogatoires et d’accroître les régimes de surveillance. » Il passe ainsi en revue le droit des étrangers, les dispositifs de contrôle social, les atteintes à la liberté de la presse, les pouvoirs d’enquête administrative ou encore les possibilités de dissolution d’associations.
La spirale de l’exception
Ce que dénonçait déjà François Molins, en pointant le « danger […] de voir des outils qui ont été adoptés pour lutter contre le terrorisme être détournés pour lutter contre autre chose », trouve ici une résonance puissante. Et Patrice Spinosi d’alerter : « Derrière la promesse sécuritaire se cachent en pratique une grave atteinte à la vie privée et à nos libertés fondamentales, et un asservissement de la population. » Pour illustrer ce glissement d’un régime d’exception vers un régime de droit commun, il rappelle la « spirale de l’exception » théorisée par Mireille Delmas-Marty.
Il détaille les textes législatifs et contentieux qui jalonnent cette spirale. Il insiste également sur le rôle central des associations, qui dans un contexte de silence politique, restent souvent les seules à se mobiliser pour défendre l’État de droit. Il note que « la menace qui pèse sur les associations et ONG est d’autant plus grande que celles-ci jouent un rôle fondamental dans la défense des droits et libertés, en France comme dans le monde ».
Patrice Spinosi souligne également que les outils permettant une dérive autoritaire sont déjà largement présents dans le droit positif. Il énonce un constat glaçant : « Force est de constater qu’un large ensemble de ressources disponibles et accessibles, susceptibles de dérives autoritaires, abusives, discriminatoires et attentatoires à nos droits et libertés est d’ores et déjà présent au sein de notre législation. Pour étendre son pouvoir et débuter son travail de sape de l’État de droit, un gouvernement illibéral n'aurait donc pas besoin […] d'engager le combat politique épineux des réformes d'envergure ou de la révision constitutionnelle ».
Cette observation, appuyée par une analyse des dispositifs existants – notamment en matière de droit des étrangers, de contrôle des associations, ou de surveillance –, est au cœur de sa démarche : prévenir en amont, avant que ces dispositifs ne soient utilisés à d’autres fins.
Usage répété de régimes d’exception
Dans la troisième et dernière partie, Patrice Spinosi refuse de céder au fatalisme. Son ouvrage vise clairement à identifier des leviers concrets permettant de renforcer l’État de droit. Il formule ainsi une série de propositions destinées à endiguer les dérives en cours et à prévenir un basculement plus grave encore. L’objectif est de raffermir le cadre juridique existant sans se limiter à une posture de défense.
Il appelle d’abord à une prise de conscience de la part des responsables politiques. Ceux-ci doivent cesser d’affaiblir l’État de droit par l’usage répété de régimes d’exception, par l’opposition systématique entre sécurité et liberté, par le renforcement des outils administratifs de contrôle de la société civile ou encore en cessant d’instrumentaliser le droit et le Conseil constitutionnel. Il insiste également sur la nécessité de faire respecter les décisions de justice par tous les détenteurs de l’autorité publique, y compris les préfets, les élus et les membres du gouvernement, afin de restaurer la crédibilité des institutions. L’exemplarité doit redevenir une exigence dans l’exercice du pouvoir.
Il formule ensuite des propositions de consolidation juridique : constitutionnaliser les droits fondamentaux pour les rendre moins vulnérables aux changements de majorité, renforcer les contre-pouvoirs institutionnels, garantir le pluralisme des médias, préserver l’indépendance des juridictions et protéger les autorités administratives indépendantes. L’ensemble de ces mesures vise à créer un cadre plus résistant aux tentations illibérales, en mettant à l’abri du pouvoir politique les structures de garantie démocratique.
Vaste retour en arrière
En conclusion, Patrice Spinosi établit un lien clair entre la fragilisation de l’État de droit et la montée des discours populistes. Il insiste sur le fait que cette dégradation n’est pas inéluctable, mais qu’elle résulte de choix politiques successifs. À ses yeux, le renforcement de l’État de droit n’est pas une option secondaire dans une démocratie, mais une condition de sa pérennité. Il est sans illusion sur le populisme : « Le renouveau promis par le populisme n’est qu’un vaste retour en arrière ». Et il rappelle cette vérité essentielle : « Nous ne serons nous-mêmes et nous ne serons forts que dans la mesure où notre État de droit le sera ».
Avec Menace sur l’État de droit, nourri par son expérience d’avocat et ses engagements devant les juridictions les plus élevées, Patrice Spinosi ne se contente pas d’un cri d’alerte. Il trace une ligne de défense. Son expérience, son engagement et sa lucidité donnent à ce livre une portée civique majeure, dans un moment où il est plus urgent que jamais de rappeler que le droit est la condition de la liberté, et que sa fragilisation est le premier symptôme des régimes qui s’en éloignent.