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L'édition anglaise de Fifty shades of Grey est en piles chez Gibert en attendant la sortie de la traduction française. - Photo OLIVIER DION

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Best-sellers annoncés, les livres de E. L. James, J. K. Rowling, Ken Follett et Salman Rushdie devraient avoir des effets bénéfiques sur la librairie. Mais la mondialisation impose des conditions de plus en plus contraignantes.

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Par Claude Combet, Anne-Laure Walter, Clarisse Normand
Créé le 23.10.2014 à 12h36 ,
Mis à jour le 29.10.2014 à 12h16

Cinquante nuances de Grey de E. L. James (Lattès), L'hiver du monde de Ken Follett (Laffont) et Une place à prendre de J. K. Rowling (Grasset) sauveront-ils l'année 2012 ? Avec un tirage de 380 000 exemplaires pour le premier (17 octobre), de 200 000 pour le deuxième (11 octobre) et un probablement aussi gros tirage - tenu secret - pour le troisième, les quantités devraient générer trafic et chiffre d'affaires en librairie. Les trois livres - auxquels s'ajoute Joseph Anton de Salman Rushdie (Plon, tiré à 40 000 exemplaires) - font l'objet d'énormes lancements, dont les conditions sont de plus en plus contraignantes pour les éditeurs appartenant, et ce n'est pas un hasard, aux deux premiers groupes d'édition, Hachette et Editis.

E. L. JAMES, CINQUANTE NUANCES DE GREY, LANCÉ LE 17 OCTOBRE 1ER TIRAGE : 380 000 EXEMPLAIRES- Photo MICHAEL LIONSTAR

Crise mondiale, climat tendu dans toutes les librairies, informations qui circulent de plus en plus vite : la recherche du best-seller planétaire s'est intensifiée. Joseph Anton de Salman Rushdie a bénéficié d'une sortie mondiale le 18 septembre, et le 20 septembre en France, jour de l'office de Plon. Une place à prendre de J. K. Rowling est sorti le 27 septembre dans quatre pays : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France. L'hiver du monde de Ken Follett, publié le 27 septembre aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, sera dans les librairies françaises le 11 octobre. Et la mention "vendu dans vingt pays" est désormais un argument de vente pour des titres au tirage parfois plus modeste. Ainsi XO annonce 29 pays et un tirage de 40 000 exemplaires pour La lettre qui allait changer le destin d'Harold Fry arriva le mardi... de Rachel Joyce (24 septembre), Flammarion revendique également 29 pays pour Le cirque des rêves d'Erin Morgenstern (10 octobre, tirage : 20 000 ex.) et J'ai lu utilise comme slogan "phénomène mondial" pour lancer la trilogie Crossfire de Sylvia Day (7 novembre).

SALMAN RUSHDIE, JOSEPH ANTON, UNE AUTOBIOGRAPHIE LANCÉ LE 20 SEPTEMBRE, 1ER TIRAGE : 40 000 EXEMPLAIRES- Photo CLARA MOLDEN/GAMMA-RAPHO

"MUM PORN"

Paraissant un an après la Grande- Bretagne et les Etats-Unis, l'édition française de Cinquante nuances de Grey, acheté au printemps 2012 par Isabelle Laffont un mois avant sa parution en Grande-Bretagne, devrait profiter du succès en langue anglaise. "J'étais un peu inquiète car nous sortons tard, mais nous avons voulu prendre le temps de la traduction. En juillet, personne n'en avait entendu parler, mais le buzz s'est accéléré pendant l'été et maintenant, les lecteurs l'attendent", raconte Isabelle Laffont, qui peut s'appuyer sur les 40 millions de ventes anglo-saxonnes et l'étiquette de "porn mum" attribuée à la trilogie (les volumes 2 et 3 sont prévus en janvier et en février 2013).

J. K. ROWLING, UNE PLACE À PRENDRE, LANCÉ LE 28 SEPTEMBRE, 1ER TIRAGE : NON COMMUNIQUÉ- Photo OLIVIER DION

Arrivé tôt, Lattès n'a pas eu beaucoup de concurrents pour E. L. James, premier livre d'une Britannique inconnue, tandis que Plon et Laffont, éditeurs historiques respectivement de Rushdie et de Follett, ont été choisis naturellement. En revanche, six éditeurs étaient sur les rangs pour le livre de J. K. Rowling. Les enchères, la publicité, les promotions et autres plans marketing ont toujours eu une place centrale dans les négociations avec les agents. Mais les lancements mondiaux, de plus en plus fréquents, exacerbent les tensions.

KEN FOLLETT, L'HIVER DU MONDE, LANCÉ LE 11 OCTOBRE, 1ER TIRAGE : 200 000 EXEMPLAIRES- Photo OLIVIER DION

"On subit une pression qui n'existait pas auparavant, où l'on pouvait attendre la traduction plusieurs mois. Maintenant il faut être en mesure de sortir tout de suite", note Maggie Doyle, responsable des achats étrangers chez Laffont, qui doit faire appel à plusieurs traducteurs pour Ken Follett, dont les livres font près de 1 000 pages. "Il y a une véritable accélération de la best-sellerisation et des contraintes difficiles à gérer", confirme Olivier Nora, P-DG de Grasset.

LE SECRET

La première contrainte est sans aucun doute celle du secret. Autour de l'auteure d'Harry Potter, les enjeux économiques sont tels qu'aucun jeu d'épreuves d'Une place à prendre n'est mis en circulation afin d'éviter tout piratage sur le Net, mais aussi toute critique négative. "J. K. Rowling a souhaité donner la primeur de son texte à ses lecteurs. Cela évite les batailles de chiffres, les commentaires sur le marketing aux dépens des vraies critiques. La valse des chiffres masque la littérature", justifie Olivier Nora. A contrario, on pourrait dire que faute d'épreuves à lire, les journalistes parlent... du phénomène. Pour Olivier Nora, l'auteure court un double risque : "Elle passe du côté de la littérature pour les adultes, mais elle arrive avec un texte impressionnant et inattendu."

Désormais condamnés au secret par ces grands lancements internationaux, les éditeurs et les traducteurs, ainsi que quelques journalistes, signent un engagement de confidentialité. Chez Plon, seules quatre personnes, dont Ivan Nabokov, l'éditeur de Salman Rushdie, et le traducteur Gérard Meudal, ont lu le livre en amont. Le traducteur chinois d'Une place à prendre a passé deux mois en Grande-Bretagne aux frais de son éditeur pour traduire le livre sur place.

L'embargo est aussi valable pour les journalistes. Andrew Wylie, agent de Salman Rushdie, a vendu les bonnes feuilles de Joseph Anton au New Yorker qui les a publiées le 10 septembre, et a exigé des journalistes français qu'ils signent la lettre établie par son agence (avec amende à l'appui). "Il y a eu une fuite aux Etats-Unis : le Washington Post en a parlé le 16 septembre. Ce n'est pas le cas en France où les gens ont compris l'enjeu, le livre racontant ses dix années de fatwa", souligne Camille Paulian. Seuls des journalistes du Guardian en Grande-Bretagne et du New Yorker aux Etats-Unis ont eu le droit de lire le livre et d'interviewer J. K. Rowling. En France, deux exclusivités sont prévues le 28 septembre, jour de la sortie : Michèle Fitoussi a fait une interview exclusive pour Elle et TF1 diffusera un reportage.

Mais la mondialisation a un autre effet : l'auteur ne peut être présent partout à la fois. "A la parution de Joseph Anton, chaque pays eu le droit d'envoyer trois journalistes par demi-journée, raconte Camille Paulian, attachée de presse de Plon. La France a eu le mercredi 5 septembre de 9 heures à 12 heures : Jean Birnbaum du Monde, Christophe Ono-dit-Biot pour Le Point et la correspondante à Londres de TF1, Catherine Jentile, ont rencontré Salman Rushdie." "E. L. James va venir en France deux jours pour la sortie du livre, annonce Isabelle Laffont, mais on n'a pas pu obtenir davantage." Idem pour Ken Follett qui a commencé sa tournée mondiale aux Etats-Unis et sera à Paris les 16 et 17 octobre. Mais, à chaque parution, celui-ci tient une conférence de presse à la Foire du livre de Francfort. Ce sera à nouveau le cas le 10 octobre. Il y annoncera les 4 millions d'exemplaires vendus du premier volet de sa trilogie, La chute des géants, l'adaptation en série télévisée d'Un monde sans fin et la sortie numérique de cinq de ses livres en France chez Laffont.

Mais la mondialisation a aussi ses bons côtés : "Pour la parution de Joseph Anton, tous les éditeurs de Salman Rushdie se sont retrouvés à Londres, raconte Camille Paulian, y compris l'éditeur norvégien qui a été blessé au moment de la sortie des Versets sataniques. C'était émouvant : c'est une communauté qui a lutté pour défendre les mêmes idées et qui avait le sentiment de clore un chapitre douloureux."

"Les cinquante nuances de quoi ?"

 

Les lancements à l'aveugle irritent les libraires qui admettent avoir besoin de ces locomotives.

 

Les libraires ne traitent pas les grosses machines de la même façon : question de clientèle ou de style... Millénium de Stieg Larsson. - Photo OLIVIER DION

Les cinquante nuances de quoi ? Quel titre avez-vous mentionné en anglais ? » Loin des diktats médiatiques, certains libraires, à l'instar de Monèle Mandagot (Le Parefeuille à Uzès), ne se sentent pas vraiment concernés par la prochaine parution en français du sulfureux best-seller mondial intitulé en VO Fifty shades of Grey. Ce que confirment Sylvie Le Louarn (librairie du Renard, Paimpol) et Yannick Poirier (Tschann, Paris 6e) : «Si vous dites que c'est un best-seller, le représentant de Lattès nous en a forcément parlé et on a dû en prendre au moins... un !", lâchent-ils à l'unisson. A l'opposé, au Furet du Nord de Lille, 500 exemplaires de l'ouvrage de E. L. James seront mis en place avec un mur de livres à l'entrée du magasin, tandis que chez Cultura, qui compte 51 magasins et un site Internet, la mise en place globale dépassera les 10 000 exemplaires.

"NOUS N'AVONS PAS LA CLIENTÈLE

Anges et démons de Dan Brown.- Photo OLIVIER DION

En fonction des particularités de leur point de vente, les libraires abordent de façon très différente les grosses productions de l'industrie du livre. Cela a été le cas pour Twilight ou le Da Vinci code. Ça le sera pour Une place à prendre ou pour Cinquante nuances de Grey. Alors que ces best-sellers peuvent représenter "1 % à 2 % du chiffre d'affaires annuel de Cultura", estime Eric Lafraise, chef du produit livre, ils sont transparents dans les ventes de Compagnie (Paris 5e). "Nous n'avons pas de position idéologique sur ces ouvrages, explique la directrice de cette librairie, Josette Vial. Simplement, nous n'avons pas la clientèle. D'ailleurs, avec la multiplication des canaux de vente, je m'aperçois que les best-sellers nous échappent de plus en plus."

Aucun libraire ne fait pourtant complètement l'impasse sur les best-sellers annoncés... ne serait-ce que pour ne pas paraître trop élitiste. D'ailleurs, estiment certains, les ouvrages à fort potentiel commercial peuvent parfois être des portes d'entrée vers d'autres lectures. "Ils permettent de drainer en magasin des personnes qui n'ont pas l'habitude de venir. Si nous savons les séduire, certaines d'entre elles reviendront et s'intéresseront à d'autres livres", assure Eric Lafraise.

Le best-seller comme moyen de conquête de nouveaux clients à long terme ? Les avis sont partagés. Si elle reconnaît leur intérêt commercial à court terme, Marie-Rose Guarniéri (librairie des Abbesses, Paris 18e) est sceptique sur leur capacité à amener des lecteurs vers d'autres livres. "Ce n'est pas avec des produits culturels formatés que l'on augmentera le nombre de grands lecteurs, affirme-t-elle. Non seulement ces ouvrages ont tendance à écraser le reste de la production, mais, quand ils sont de mauvaise qualité, ils risquent aussi de nous faire perdre, après coup, plus que ce qu'ils nous auront fait gagner dans l'instant. C'est à double tranchant."

AGRESSIF

Sylvie Le Louarn, de son côté, note surtout le caractère "artificiel et agressif" de ces publications. En sus de la pression des représentants, les libraires sont confrontés au secret qui précède leur parution, sans raison juridique valable, les obligeant à décider de leurs commandes avec très peu d'informations. Cela a été le cas pour Une place à prendre. "On écrase tout notre savoir-faire, s'insurge Marie-Rose Guarniéri. Dans ces cas-là, je prends les titres - pour le prochain livre de J. K. Rowling et celui de E. L. James, j'ai des commandes de 70 exemplaires - mais je les place hors du rayon littéraire à l'entrée du magasin et je les laisse vivre leur vie tout seuls.""Scandaleux", "méprisant"... : les libraires ne cachent pas leur agacement à l'égard de ces lancements à l'aveugle, même si certains veulent bien croire à l'efficacité du procédé auprès des consommateurs.

L'embargo sur la date de mise en vente qui leur est souvent associé en énerve plus d'un. Sylvie Le Louarn en dénonce d'ailleurs les dérives : "Les librairies respectent les dates de parutions, mais les grandes surfaces sont loin d'en faire autant, regrette-t-elle. Cela fausse la concurrence."

Peu convaincu de l'avenir de ces grosses machines produites pour un lectorat de masse, Yannick Poirier lance avec un brin de provocation : "A Montparnasse, les seules grosses machines qu'on connaisse, ce sont les voiliers qui passent sur le boulevard à quatre heures du matin !" Belle image.

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