« J'aimerais être un homme bon, j'aimerais être un homme tourné vers ses semblables, j'aimerais être un homme fiable. Je suis un homme narcissique, instable, encombré par l'obsession d'être un grand écrivain. Mais c'est mon lot, c'est mon bagage, il faut travailler avec le matériel existant et c'est dans la peau de ce bonhomme-là que je dois faire la traversée. » Le matériel existant, selon l'expression de Lénine, Emmanuel Carrère n'a pas lieu de devoir s'en plaindre au moment où débute son récit, en ce début janvier 2015, quelques mois après la parution du très remarqué Royaume. La traversée semble apaisée. Le yoga et la méditation, pour ce pratiquant de tai-chi depuis les années 1990, sont là pour tenir en respect la névrose familière. Ce qui ressemble à de la sérénité est installé depuis dix ans. Et c'est donc dans cet état d'esprit qu'il essaie d'écrire « un petit livre souriant et subtil sur le yoga », prétexte à l'immersion dans un stage « Vipassana » - « l'entraînement commando de la méditation » - dans le Morvan : dix jours de déconnexion totale, assis en tailleur dix heures par jour sur son fidèle zafu.

Le voilà surtout une nouvelle fois dans la posture du témoin, celle où s'épanouit cette qualité d'introspection et de recul si unique où l'écrivain se tient à l'intérieur et à l'extérieur de son sujet. Mais au troisième jour de « Noble Silence », le stagiaire est prématurément tiré de sa retraite par l'attentat contre Charlie Hebdo dans lequel est assassiné Bernard, le nouvel amour d'une amie très proche.

« Le réel, c'est quand on se cogne », disait Lacan. Le choc est douloureux pour l'écrivain qui a plutôt l'habitude d'y « faire effraction » selon le titre de l'essai collectif consacré en 2018 à son œuvre. Yoga décrit ainsi les quatre années de dérive qui suivent où « cette puissante tendance à l'autodestruction dont présomptueusement je me croyais guéri (...) s'est déchaînée comme jamais et (...) m'a pour toujours chassé de l'enclos ».

L'épisode dépressif intense lui vaudra quatre mois d'internement psychiatrique et une thérapie par électrochocs. Bipolaire de type 2 : le diagnostic tombe, que l'intéressé accueille d'abord avec circonspection, avant de revoir sa vie et ses livres à la lueur de cette tension extrême entre les deux pôles opposés de sa personnalité.

Dans ce livre si éloigné de ce que son auteur imaginait au départ, avec cet art de relier des choses qui n'ont en apparence rien à voir, il y a pourtant bien du yoga du début à la fin. À tâtons, le récit cherche un petit soleil intérieur au cœur de cette bouleversante mélancolie de la perte. Emmanuel Carrère regarde dans les yeux cette quête de l'unité impossible, quand on est divisé et qu'« une moitié est l'ennemie de l'autre ». Surtout, Yoga est le premier livre que son éditeur et ami Paul Otchakovsky-Laurens, décédé le 2 janvier 2018, n'aura pas lu. Ce vieux complice aurait eu les yeux qui brillent de savoir que l'écrivain qui lui confiait ses manuscrits depuis trente-cinq ans n'a pas écrit ce livre avec son seul index droit. Car le conseil d'apprendre à taper avec ses dix doigts est le dernier cadeau légué par Paul : « Ma forme personnelle et ultime de yoga. »

Emmanuel Carrère
Yoga
POL
Tirage: 0
Prix: 22 EUR
ISBN: 9782818051382

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