Avant-critique Essai

Nebiha Guiga, "Les blessés de Napoléon" (Passés/Composés)

Nebiha Guiga - Photo © Max Berlin

Nebiha Guiga, "Les blessés de Napoléon" (Passés/Composés)

Dans une étude remarquable, l'historienne Nebiha Guiga s'est intéressée aux blessés des guerres napoléoniennes dans une Europe transformée en terre de batailles.

Parution 4 juin

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Par Laurent Lemire
Créé le 31.05.2025 à 11h00

Champ de carnage. Fors l'honneur, l'expression "Champ de carnage" illustre l'ampleur de la boucherie humaine des campagnes du Premier Empire. Elle donne la mesure de l'hécatombe dans les armées européennes, principalement dans les rangs napoléoniens et autrichiens. « La bataille de Leipzig, qui dure quatre jours - dont trois de combats effectifs -, du 16 au 19 octobre 1813, est la plus grande bataille de l'histoire européenne jusqu'alors en termes de pertes comme d'effectifs engagés. Elle le restera jusqu'à la Première Guerre mondiale », écrit l'historienne Nebiha Guiga, qui s'est intéressée au vaste corpus des survivants. Elle a aussi réduit de moitié sa thèse de doctorat en histoire de l'EHESS et de l'université de Heidelberg soutenue en 2021 pour la rendre accessible à un large public. Car son travail déborde du Premier Empire. Il concerne toutes les guerres en général. Il met en évidence la violence des conflits en relation avec les perfectionnements des armes, toujours plus destructrices. C'est curieux, on parle aujourd'hui de plus en plus de « frappes chirurgicales » avec les drones et les nouvelles technologies. Mais la chirurgie, la vraie, celle qui opère après le choc, est toujours la même, avec ses larmes, ses douleurs, ses corps meurtris et ses vies brisées.

Le livre de Nebiha Guiga ne cache rien de la vérité, avec des passages d'une grande cruauté qui n'est autre que celle des guerres. L'historienne a puisé dans des témoignages rarement exhumés, oubliés ou très peu connus. Elle rapporte les amputations à la chaîne, les membres qui s'amoncellent près des tentes où l'on découpe les chairs pour tenter de sauver des vies. Elle offre ainsi une autre image de l'ère napoléonienne. Elle explique le dispositif sanitaire dont celui des ambulances qui ne désigne alors pas seulement le véhicule mais « des points fixes de premier soin, placés à l'arrière de la ligne ». Elle raconte la prise en charge des blessés par les civils, comment la guerre s'immisce dans la société, la puanteur des hôpitaux, le va-et-vient des charrettes d'évacuation, les avancées de la chirurgie militaire. La blessure s'impose comme expérience individuelle et phénomène de masse. L'expérience du corps meurtri ouvre des perspectives inédites sur une période où la gloire sert de manteau à des vies décharnées.

Chercheuse postdoctorale au sein du projet Archipelagische Imperative à l'université de Berlin qui documente le naufrage et le sauvetage en mer dans les sociétés européennes depuis 1800, Nebiha Guiga appartient à une nouvelle génération d'historiens qui est « moins sensible à l'héroïsme qu'aux souffrances dont la guerre est la cause », comme le dit dans sa préface le grand spécialiste de la Révolution française et de l'Empire Patrice Gueniffey. La blessure, c'est aussi quelque chose qui se raconte, qui se transmet, qui se transforme via la littérature. Elle façonne la représentation de la guerre. Elle transmet une idée de l'héroïsme, de la bravoure. La mémoire de la blessure se construit comme celle de la guerre. On voit toute la richesse de ce premier livre.

Nebiha Guiga
Les blessés de Napoléon
Passés/Composés
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 24 € ; 368 p.
ISBN: 9782379338502

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