Étonnants Voyageurs

Paul Lynch : « Le cauchemar n'est pas de la fiction »

Paul Lynch - Photo Joel Saget

Paul Lynch : « Le cauchemar n'est pas de la fiction »

C'est un fil rouge de cette 35e édition d'Étonnants Voyageurs : la liberté d'expression et de création. Un enjeu sur lequel s'est exprimé le grand invité Paul Lynch, primé pour Le chant du prophète, un roman sur l'Irlande sombrant dans un régime ultra-nationaliste et totalitaire, arrivé au pouvoir deux ans plus tôt. Une vraisemblable tragédie dans un quotidien qui conserve de sa bizarre banalité - comme lorsque résonne dans la rue le mégaphone d'un militaire, semblable à « un gérant de supermarché qui annonce des promotions au rayon boucherie ».

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Par Fanny Guyomard
Créé le 10.06.2025 à 15h00

Avec Le chant du prophète (Albin Michel), Paul Lynch entrelace l'histoire collective et individuelle, un jeu de miroir incarné par le grand-père atteint d'Alzheimer et de plus en plus agressif, à l'image de la société. Comme le décrit sa fille, « mon père ne cesse de décliner et il n'est même pas conscient de sa maladie, parfois il a l'air de se douter qu'il y a un problème mais, comme il n'est plus lucide, ses soupçons se tournent vers l'extérieur. Si lui n'est pas en tort alors c'est la faute des autres, il rejette toujours la responsabilité sur quelqu'un. »

Le chant du prophète est alors l'épopée de cette mère, Eilish, engluée dans un monde sans vérité. L'État ment, mais la citoyenne aussi, croyant ainsi protéger ses enfants de la terrifiante réalité. Mais celle-ci poursuit sa marche infernale et inexplorable. « Le cœur douloureux, elle observe la grimace incrédule de son fils, le chavirement dans ses yeux, sa bouche qui s'affaisse et son corps qui s'effondre en silence, les bras refermés autour des genoux. Ce qu'elle a sous les yeux, c'est l'image d'un ordre qui se détraque, le monde sombrant dans une mer noire et inconnue. » Un récit sans guillemets, dans lequel les dialogues se confondent, impressionnistes, comme hallucinés. Tout se brouille, comme la justice, la police et le parti unique, mêlés en une obscure confusion. Les ellipses temporelles au sein d'un même chapitre font ressentir l'urgence comme l'effacement du monde connu. Une histoire pleine de fureur, vécue par de courageux idiots. Son auteur nous en parle.

 

Livres Hebdo : Dans votre roman Au-delà de la mer (Albin Michel, 2021), un pêcheur, Bolivar, prend la mer malgré l'avertissement qu'une tempête se prépare. Et dans Le chant du prophète (Oneworld 2023, Albin Michel 2025), les personnages ne voient pas l'effondrement à venir de la démocratie... Nous serions tous des pions aveugles lancés dans la grande tragédie du monde ?!

Paul Lynch : On parle ici de la cécité qui est au cœur de l'existence humaine. Nous avons tous profondément besoin de croire que le monde est tel qu'on l'imagine, ou que l'on espère qu'il soit. Peu de personnes veulent, ou sont capables, de reconnaître le monde tel qu'il est. La réalité est si difficile à lire. Bolivar part en mer avant la tempête et ne prend pas garde aux signes. Eilish ne croit pas vraiment que son monde puisse se défaire, parce que, comme nombre d'entre nous, elle pense que la vie va continuer comme avant, et que le bon sens va prévaloir.

Dans Grace (2019), vous plongez également le lecteur dans un cauchemar. Pourquoi cette noirceur dystopique - dystopie qui n'en est plus une dans Le chant du prophète, tant ce monde ne relève plus de l'imaginaire ?

Parce que le cauchemar n'est pas de la fiction. Je ne suis pas intéressé par la noirceur pour elle-même. Ces livres tentent de capter quelque chose de l'essence de l'expérience humaine : de révéler une vérité sur ce que c'est que de vivre dans un monde dévasté. Encore et encore, je reviens à une même question : de combien d'êtres humains est constitué l'être humain ? Dans Le chant du prophète, je n'étais pas intéressé par l'effondrement comme spectacle. Je voulais que le roman soit hyper réel, faire profondément ressentir au lecteur la réalité et sa terreur intrinsèque. Et ce afin que nous soyons en radicale empathie avec Eilish Stack et que nous saisissions les coûts humains, personnels, des événements. Ce n'est pas un écrit politique, mais existentiel.

Lire aussi : Paul Lynch, « Le chant du prophète » (Albin Michel)

Et ceci passe par une écriture parfois impressionniste. Est-ce un choix ?

Le style rejoint une vision. Les mots permettent de rencontrer le monde. Les longues phrases qui s'écoulent ne sont pas seulement esthétiques, elles touchent à l'épistémologie. Elles projettent vers un instant inconnu. Le style, selon moi, doit refléter le déroulement du monde au moment où nous y cheminons.

Vous êtes-vous déjà senti contraint dans votre créativité ?

Oui. J'ai abandonné un roman six mois avant que Le chant du prophète n'émerge. Et pendant que j'écrivais ce livre, j'étais porteur d'une grave maladie sans le savoir. Mon fils venait de naître. Le monde était confiné. Mon mariage prenait fin. La vie s'est insinuée de diverses manières et, malgré tout, le livre s'est écrit. Quand je regarde derrière moi, je ne peux toujours pas l'expliquer. C'est un peu un miracle.

D'où peuvent venir la peur et la pression que vit un écrivain ?

Personne ne vous demande d'écrire un livre. Et chaque fois, c'est comme construire un pont cantilever pour rien, en espérant que ça tienne. C'est là que se niche la peur : le silence, les non-dits, le risque. Mais je n'ai pas le choix. Les images, les histoires, les voix qui émergent du subconscient doivent prendre forme. Sinon, comment pourrais-je vivre avec moi-même ?

« Nous sommes des êtres d'amour, d'idéaux, mais aussi de désillusion. Vivre, c'est souffrir »

Certains de vos écrits ont-ils été mal compris ?

Bien sûr. Cela fait partie du jeu. Tout le monde ne va pas se connecter à votre vision ou percevoir les idées profondes entre les lignes. Et ça me va. Il y a de nombreux écrivains auxquels je n'adhère pas, et je suis en paix avec ça.

Vous affirmez par ailleurs qu'à travers la souffrance, il y a la sagesse. Que voulez-vous dire ?

Nous sommes des êtres d'amour, d'idéaux, mais aussi de désillusion. Vivre, c'est souffrir. Autrement, nous faisons semblant, mais quoi qu'il arrive ce que l'on rejette viendra finalement toujours frapper à la porte. Votre vie changera dans tous les cas, comment vous y préparez-vous ? On vit aujourd'hui comme si notre existence était comparable à une cuisine italienne bien ordonnée. Mais la vie a toujours le dernier mot, et la plupart d'entre nous n'y sont pas préparés du tout. La « bonne » fiction nous permet de voir la vie dans toute sa puissance. Quand on entre en empathie avec la souffrance des autres, nous gagnons, peut-être, un peu de sagesse sur nous-mêmes.

Et il faut attendre la fin du Chant du prophète pour cet éclat de lucidité, de la part d'une inconnue : « Si vous m'aviez posé la question avant que tout ça n'arrive, je vous aurais répondu que j'étais libre comme l'air, mais aujourd'hui je n'en suis plus aussi certaine, je doute qu'il existe un quelconque libre arbitre quand on est pris dans quelque chose d'aussi monstrueux, une chose en appelle une autre et, à la fin, cette horreur obéit à sa propre dynamique, on ne peut plus rien y changer, maintenant, je me rends compte que ce que je prenais pour de la liberté n'était qu'une façon de se battre, la liberté, on ne l'a jamais eue. » La liberté relève-t-elle de l'espoir et de l'illusion ?

Je voulais interroger la part du libre arbitre d'une personne dans une démocratie qui s'effondre. Quand le GNSB [une nouvelle police secrète] frappe à la porte d'Eilish, celle-ci entre dans une sorte de labyrinthe. À partir de ce moment, elle essaie d'agir avec assurance, de résister, de déjouer le destin. Mais l'imprévu poursuit sa route. Le roman pose une question à laquelle nous pensons tous avoir répondu, mais en réalité non : sauriez-vous quand il est temps de partir, avant qu'il ne soit trop tard ? Nous sommes tous tant enfoncés dans la complexité de nos vies, dans notre quotidien, que la réponse n'est jamais évidente. Et nous nous accrochons à l'idée que nous saurons lire les signes. Ce livre cherche à démontrer ce problème. La vérité est toujours la chose la plus difficile à saisir.

BIO Paul Lynch

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