Avant-portrait

Baudelaire, dans Le peintre de la vie moderne, exhorte les femmes à se maquiller. Si le rouge, "qui enflamme la pommette", ajoute au visage "la passion mystérieuse de la prêtresse", le noir donnera à l’œil "une apparence plus décidée de fenêtre sur l’infini".Mon âge, de Fabienne Jacob, qui collabore à Livres Hebdo en se penchant chaque mois sur des livres pour enfants, c’est un peu l’anti-esthétique baudelairienne. La narratrice est devant la glace, sans fard. Elle se regarde dans la lumière crue de l’ampoule, s’ausculte : "Voilà mes yeux, voilà ma bouche, voilà mon âge, vingt-sept ans, trente-neuf ans, soixante et un ans." Elle dit "mon âge", comme on dirait ma vie, car qu’est-on au juste si ce n’est une décantation de temps vécu - condensé de souvenirs et corps mû au gré des vicissitudes.

Le corps, on y revient, ce corps éponyme d’un précédent roman, où Fabienne Jacob brossait des portraits féminins au plus près de la peau, de son grain, de cette chair qui respire, palpite et se flétrit. "Un critique avait dit du livre qu’il n’était pas flatteur pour les femmes, cela m’avait blessée, se rappelle-t-elle. Ce roman est en quelque sorte une réponse." Non, l’âge ne rime pas uniquement avec outrage. Avec les ans, le temps sait aussi glisser sur soi ; paradoxalement, on l’abolit en assumant son âge, ou, plutôt, on le suspend en descendant au plus profond de soi-même pour y retrouver un autre temps, très intérieur, intime - ce "stock d’éternité". "La cour de la ferme de ma grand-mère, c’est toujours là que je retourne, à l’endroit où je me suis tant ennuyée et où j’ai tant rêvé." Sa Lorraine natale, elle l’évoque dès son premier livre, un recueil de nouvelles, Les après-midi, ça devrait pas exister (Buchet-Chastel, 2004), puis plus explicitement dans Des louves (même éditeur, 2007, repris au Points Seuil), et à nouveau ici dans Mon âge - une héroïne de l’Est entre deux âges, vivant à Paris, qui revendique ses rides comme sa fidélité aux vertes années passées avec sa meilleure amie, Else.

Fabienne Jacob a 54 ans, "55 en novembre". Née dans un coin de Moselle, où se pratique toujours le platt, dialecte germanique parlé également en Rhénanie et au Luxembourg, l’auteure a grandi à Guessling, petit village où, "considérés comme des "boches", on avait honte de n’être pas tout à français". Et de souligner : "Ma langue maternelle n’est pas le français. Je l’ai appris, toute petite, bien sûr, mais plus tard, à l’école, chez les bonnes sœurs. Il me semble que les sonorités de cette première langue par laquelle j’ai désigné le monde - la faim, le froid, le chaud - résonnent dans mon écriture, j’essaye d’en rendre l’aspect rugueux, rocailleux, par une certaine oralité."

Le décalage, Fabienne Jacob l’a vécu de mille et une façons. Petite dernière cherchant sa place à côté de deux aînées, plus tard au lycée de "la grande ville", Saint-Avold, parmi ces fils d’ingénieurs n’ayant pas d’accent et chez qui il y avait des livres ("nous ne manquions de rien à la maison, mais la culture ne faisait pas partie de notre culture"); et puis il y avait cette étrange appellation dont son clan était affublé : "les juifs", alors que les Jacob étaient catholiques. "C’est mon petit roman familial. A la mort de mes parents, une tante âgée m’a révélé que mon grand-père était en fait l’enfant naturel d’un cafetier juif qui s’était installé dans le village et qui en a été chassé par la suite."

Enfant rêveuse.

Mais l’écrivaine sait que l’écart, s’il a un rapport avec le langage et avec les origines, est le lieu même du désir et, partant de la frustration, le lieu de l’écriture. Traduire l’hiatus entre la réalité telle qu’elle s’impose à soi et telle qu’on l’éprouve. Il est suggéré dans le livre d’adopter, à l’instar de la météo indiquant température réelle et température ressentie, le concept d’"âge ressenti". Quel est son âge intérieur ? "Ça dépend des jours, des circonstances, 30, 40, 15, 50, 5 ans…" Et là ? "Plutôt jeune !" avoue-t-elle avec un large sourire et une cigarette entre les doigts. "Les femmes sortent des petites filles qu’elles ont été", est-il écrit dans Corps. On confirme. Il y a dans la prunelle rieuse de l’auteure la trace de l’enfant rêveuse comme celle de la jeune femme passionnée - elle avait suivi son fiancé d’alors jusqu’aux Comores, où il était coopérant. A Mayotte, elle enseigne et mène une vie tranquille. Le programme "mer-soleil-virées à moto" lasse au bout d’un moment, elle décide de rejoindre une amie à Paris.

Si la littérature, la poésie surtout, a été un émerveillement dès sa découverte à l’école, il lui aura fallu beaucoup de temps avant de plonger dans la fiction. Fabienne Jacob ne se l’était autorisée qu’assez tardivement : "J’avais 44 ans, ma fille en avait 14. Je me sentais plus libre, j’ai pu écrire mon premier livre." Mon âge est le roman d’une femme qui ose. La sincérité : "Les grandes fatigues sont plus souvent qu’on ne croit le terreau des grandes lucidités." Un désir sans possession aussi. L’amour conjugal ?, très peu pour elle. Avec le fait de vieillir, ce qu’il y a de bien, c’est d’assumer : "On ne m’emmerde plus, je n’ai pas de temps à perdre." Sean J. Rose

Mon âge, Fabienne Jacob, Gallimard, 168 p., 16,90 euros, ISBN : 978-2-07-014592-8, sortie le 28 août.

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