Littérature turque

Il est des blessures dont on ne guérit jamais, et qui décident du cours de toute une vie. C'est le cas pour le narrateur de ce roman de Tahsin Yücel. Trente ans après, il ne comprend toujours pas pourquoi le sage Mükrimin Konuralp lui avait refusé la main d'Aybike, dont il avait toujours été passionnément amoureux. Mükrimin Konuralp l'avait pourtant toujours considéré comme son meilleur ami, voire le préférait à son propre fils, Kültigin, qui avait renié sa famille, son pays, sa culture, pour partir vivre aux États-Unis et se faire Américain. « Il finira bien par revenir », disait le patriarche, également père de trois filles.

Aybike, au début, en parfaite enfant gâtée d'une famille riche et prestigieuse, l'avait snobé. Puis lui avait manifesté de la tendresse, et même accepté de l'épouser, à condition que papa permette. Et papa n'a pas permis. Comme ses sœurs, elle a fini par se marier avec un étranger, un chrétien, en l'occurrence américain, qu'elle finira par tromper, en secret, avec le héros. Mais pas question de divorcer.

Celui-ci restera donc célibataire, taraudé par cette unique question : pour quelle raison Mükrimin n'a-t-il pas voulu de lui comme gendre ? Il est vrai qu'il était pauvre à l'origine, mais il était brillant et l'on pressentait sa réussite à venir : haut fonctionnaire, puis patron de plusieurs entreprises lucratives. Trente ans après, alors que sa relation amicale, quasi familiale, avec son vieil ami a perduré malgré tout, il le pousse dans ses retranchements un soir de picole, et Mükrimin finit par avouer : il l'a retoqué parce qu'il était « trop turc », descendant d'Agha Hasan, un chef tribal d'Anatolie anti-Ottomans, tandis que lui, pieux et royaliste, se rêvait encore aux temps de la Sublime Porte.

Tant de vies gâchées pour cause d'incompatibilité historique ! Cela peut paraître ridicule, mais pas dans la Turquie actuelle. La nostalgie fait commettre bien des fautes. Le grand Tahsin Yücel, fin connaisseur et passeur de la littérature française dans son pays, en joue avec subtilité, ironie, et une sobriété toute classique. Ce court roman est un petit bijou.

Tahsin Yücel
Un grand seigneur Traduit du turc par Pierre Pandelé
Actes Sud
Tirage: 2 700 ex.
Prix: 13,50 € ; 96 p.
ISBN: 9782330155933

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