Livres Hebdo : Quel rapport « La Grande Librairie » entretient-elle avec les librairies ?
Augustin Trapenard : Que le mot « librairie » soit au cœur du titre de cette émission, c'était une volonté de François Busnel quand il l’a créée. La défense de la librairie indépendante est au cœur du projet. Et quand je suis arrivé, ce qui m'a le plus frappé, c'était justement ce lien extraordinaire entre ces librairies et l'émission. Un lien orchestré par Inès de La Motte Saint Pierre, notre rédactrice en chef adjointe, qui a créé une relation de confiance avec les libraires. Lorsqu’on lui parle d'une ville, elle cite le nom du libraire. Cela fait de « La Grande Librairie » une émission militante en faveur de la librairie indépendante à l'heure où celle-ci est en danger. Ce qui pose notamment la question de quels centres-villes on veut pour demain ? Sans librairies indépendantes, sans boulangeries ?
Quel est l’impact de la Grande Librairie sur les ventes de livres ?
C'est une question compliquée qui renvoie à la question de l'utilité en art. Et cela a toujours tendance à m'embarrasser de réduire le fait littéraire à des chiffres. Mais c’est aussi un moyen de faire passer l'expérience de la littérature. Si on doit parler effectivement d'un effet, il faut le penser en amont puis en aval. En amont d'un passage à la Grande Librairie, les éditeurs, préviennent les libraires et cela va permettre un réassort. On essaye, par le biais de notre newsletter, d'informer une semaine à l'avance pour que les livres soient présents en librairie. Beaucoup de librairies indépendantes disposent d’une table avec écrit « La grande Librairie » où sont proposés les livres évoqués la veille.
« La Grande Librairie peut changer radicalement la destinée d'un livre »
Quels sont les livres qui ont le plus profité cette saison de leur exposition dans la Grande Librairie ? Ceux pour lesquels vous avez eu l'impression de jouer un rôle utile ?
Adèle Yon est passée deux fois dans l’émission pour son premier roman Mon vrai nom est Elisabeth (Éditions du sous-sol). Et aujourd’hui, ce sont plus de 140 000 exemplaires vendus. C’est un livre sommes toute assez technique, mais son charisme, sa finesse ont fait que le premier passage a été le déclencheur de plein d’autres choses. De son côté La petite bonne de Bérénice Pichat aux Avrils s'est vendu à 60 000 exemplaires. Et Il faudrait aussi citer un troisième premier roman, Les enfants du large de Virginia Tangvald (JC Lattès) qui a multiplié ses ventes par 16. « La Grande Librairie » peut changer radicalement la destinée d'un livre, même si un best-seller se construit par un agrégat de prescriptions [Adèle Yon a depuis reçu depuis le prix du Nouvel Obs et le prix des lectrices de Elle, et Bérénice Pichat le prix des libraires, ndlr]. Il y a un premier ou un deuxième roman dans chaque émission, c'est quelque chose que j'ai imposé, une mission que je me suis donné. D'avoir une nouvelle voix, une découverte à chaque fois.
Il existe d’autres émissions comme « Quotidien », « C'est à vous », ou les matinales des radios qui sont très prescriptrices…
Augustin Trapenard : Elles sont beaucoup plus généralistes, mais pour prendre leur défense, elles vont interroger des auteurs sur autre chose que leurs livres. Et on pourrait disserter sur l'effet d’une matinale en termes de pouvoir, de présence médiatique… Mais notre public est un public qui va en librairie le lendemain, qui regarde cette émission pour se voir prescrire des livres. L'impact est monumental, supérieur en librairie à celui de toutes les autres émissions, tous médias confondus.
« Après le documentaire sur Marguerite Yourcenar, les ventes des Mémoires d'Adrien ont été multipliées par quatre »
Pour Un Été avec Dumas de Jean-Christophe Rufin, l’impact de sa venue à La Grande Librairie a été supérieur à celui de son passage sur France Inter, alors même que c'est un livre issu de sa chronique sur cette antenne. Et ce qu'on a vu se dessiner cette saison, c'est que le fonds des libraires peut aussi exploser grâce à « La Grande Librairie ». Après le documentaire sur Marguerite Yourcenar, les ventes des Mémoires d'Adrien ont été multipliées par quatre et celles de L'Œuvre au noir par trois. Quand on reçoit Edgar Morin, une jeune fille lui lit le poème de Paul Éluard, « Liberté ». Il s'est vendu à 30 000 exemplaires dans les semaines qui ont suivi.
On vous reproche néanmoins d’inviter avant tout les locomotives du marché…
Comme tout le monde, quand je regardais La Grande Librairie, je me demandais pourquoi François Busnel recevait toujours Amélie Nothomb ou Leïla Slimani. Et bien ce que j’ai compris en la faisant c’est que les téléspectateurs ont envie de les voir, c’est un plaisir. Les ventes de livres ont bien entendu quelque chose à voir avec la popularité des auteurs. Et d’ailleurs même de gros vendeurs très identifiés comme David Foenkinos ou Leïla Slimani m'appellent après leur passage dans la Grande Librairie pour me dire qu’ils constatent un bon dans leurs ventes. Camille Laurens, lorsque je la reçois deux mois après la sortie de son livre Ta promesse (Gallimard), le livre se vend à 1000 exemplaires de plus par semaine. Mais ce sont des chiffres que je trouve moins édifiants que ceux concernant les nouvelles voix.
« Nous, notre public, ce sont les lecteurs de la France entière »
Par ailleurs La Grande librairie est une émission en prime time. Et c'est important d'avoir ces têtes d'affiche qui permettent aussi de faire découvrir des auteurs moins connus. Les téléspectateurs, ce n’est pas le milieu littéraire. D’ailleurs le milieu littéraire, ce n’est pas lui qui achète les livres. Et je doute même qu'il regarde l'émission. Ce n’est pas du tout notre public. Nous, notre public, ce sont les lecteurs de la France entière. Nos sondages sont très clairs sur ce point. Et nous sommes regardés au-delà de la France (voir encadré). L'émission, existe aussi parce qu'elle marche. Il ne faut pas l'oublier.
Et comment s'ouvrir à d'autres genres ? Y a-t-il assez de BD, de romance, par exemple, dans La Grande Librairie ?
Les clichés se heurtent toujours au manque de rigueur des gens qui les énoncent. Quand je reçois Virginie Grimaldi, je mets en avant la littérature populaire, et c'est aussi pour faire plaisir à un public qui la lit. De la même façon je reçois le mangaka Hajime Isayama ou Joël Dicker pour un roman Young Adult. Et deux fois Victor Dixen scénariste de BD et auteur fantastique pour la jeunesse. J’ai mes goûts, ma couleur, mais je pense contre moi-même pour mettre en avant des auteurs importants.
« La programmation, c'est un équilibre à trouver, un véritable casse-tête »
Dans un tout autre genre, j’avais reçu la poétesse Laura Vazquez et je vais la recevoir à nouveau pour Les Forces (Julliard) à la rentrée. C'est aussi une littérature que j'ai envie de défendre et vous conviendrez que c'est une littérature qui n'a pas forcément beaucoup sa place à la télévision. Et je n’oublie pas la non-fiction : Giuliano da Empoli, à l'occasion de son premier passage en exclusivité à la Grande Librairie pour L'heure des prédateurs, atteint aujourd'hui 170 000 exemplaires. Maxime Rovert, pour Parler avec sa mère (Flammarion), voit ses ventes progresser de 98 % les semaines suivant son passage. Et j’invite aussi Maryvonne de Saint-Pulgent sur Notre-Dame, Jacques Rancière sur Tchekhov ou l’historien Patrick Boucheron… C'est quand même important que ça existe en prime time. Et, évidemment, ils ne sont pas les seuls invités. II y a aussi une Amélie Nothomb ou un Sorj Chalandon à leurs côtés. La programmation, c'est un équilibre à trouver, un véritable casse-tête.
Qu’est-ce qui va évoluer dans « La Grande librairie » ?
C’est un show en prime time, on fait de la télé, des images. Donc on essaie d’inventer des façons de donner envie d'acheter le livre par le prisme d'autres arts. Une lecture en musique, une chanson, un moment de danse complètement suspendu. Et quand Julia Malye vient présenter La Louisiane chez Stock, et que Tatiana de Rosnay explique que c’est extraordinaire, ça a aussi un effet prescripteur. C'est une chose que j'ai essayé de penser en construisant mes émissions, la façon dont les auteurs peuvent se prescrire mutuellement. Dans notre émission sur la santé mentale, le psychiatre Patrick Lemoine explique à Nicolas Demorand que le livre a un impact monumental sur leurs patients, ça a un effet prescripteur aussi. Saison après saison, on essaie de faire de petites évolutions comme « La Grande librairie Vagabonde ». Dans la ruralité la saison passée, dans les îles cette année, des îles bretonnes, la Martinique…
Les chiffres d’audience sont-ils toujours bons ?
Ils progressent de saison en saison. Mais ce que je voudrais rappeler c’est que « La Grande Librairie » remplit une mission de service public, en plus d'être une émission. C'est un discours que je tiens auprès des éditeurs, auprès des libraires et auprès des auteurs. Cette émission est un miracle télévisuel unique dans le monde. Elle tient aussi grâce à leur fidélité, à leur soutien. On a besoin que les têtes d’affiche fassent leur premier passage télé dans « La Grande Librairie » pour que l'émission continue d'exister. S’il n’y a pas le soutien et l'amitié de tous les acteurs du métier, l’émission disparaîtra, et elle ne sera sans doute pas remplacée.
Augustin Trapenard : « La Grande Librairie participe au rayonnement de la France »