Consécration de la non-fiction narrative

Martha Gellhorn et Ernest Hemingway avec des officiers chinois lors de la guerre sino-japonaise en 1941. - Photo Collection John F. Kennedy Presidential Library and Museum, Boston

Consécration de la non-fiction narrative

Utilisant à la fois les principes de l’enquête journalistique et ceux de l’écriture romanesque, des récits sortent de la sécheresse du document pour devenir des œuvres littéraires, portées comme telles par leurs éditeurs, présentées de la même manière par les libraires et appréciées à l’unisson par leurs lecteurs.

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Par Hervé Hugueny,
avec Créé le 11.12.2015 à 01h03

L’attribution du dernier prix Nobel de littérature à l’auteure biélorusse Svetlana Alexievitch marque la consécration de la non-fiction littéraire, un genre à la définition et aux frontières incertaines. Depuis son premier livre, La guerre n’a pas un visage de femme (Presses de la Renaissance en 2004, J’ai lu et Actes Sud), l’écrivaine raconte le monde russe à partir de centaines de témoignages enregistrés, parfois renouvelés une dizaine de fois avec ses principaux interlocuteurs. "J’essaie d’abord de me débarrasser au plus vite de tout ce qui est banal. Ce qui m’intéresse, ce sont les détails nouveaux, les petites choses sur lesquelles on ne pose jamais de questions. Moi, je cherche avec les gens le sens profond de ce qu’ils ont vécu", expliquait-elle dans un entretien au Monde, un mois après l’annonce de son prix.

Nouveau journalisme

Il semble paradoxal qu’une auteure russophone devienne l’emblème de cette forme de récit qui abonde surtout dans la production américaine. Joan Didion, John McPhee, Gay Talese, Tom Wolfe, entre autres, viennent de cette école du nouveau journalisme qui remonte aux années 1960-1970. Celle-ci nourrit le projet des éditions du Sous-sol et celui des toutes jeunes éditions Marchialy (1), lesquelles se revendiquent aussi de la "creative nonfiction" et se sont inspirées de la maison d’Adrien Bosc, ainsi que ses fondateurs le reconnaissent. En Belgique, Zone sensible, fondée en 2010 par Alexandre Laumonier, explore le même terrain, à partir des sciences humaines. Cette spécialisation donne une visibilité à un segment qui n’était pas ignoré, mais plutôt dispersé entre de multiples maisons au gré des traductions, des goûts et des paris de leurs éditeurs. Quelques libraires y consacrent une attention particulière.

"Ce prix Nobel est un signe fort pour montrer que la littérature, ce n’est pas que du roman", rappelle Pierre Coutelle à la librairie Mollat, à Bordeaux, qui a exposé une partie de ces titres en vitrine, et en a réalisé une bibliographie disponible sur le site Web de la librairie. "Svetlana Alexievitch a une technique éblouissante dans le collage des voix", s’enthousiasme Nicolas Trigeassou, directeur de la librairie du Square, à Grenoble, qui évoque aussi Martha Gellhorn, une journaliste américaine dont Les Belles Lettres viennent de rééditer les reportages (La guerre de face). "Quand elle écrit : "A Barcelone il faisait un temps idéal pour les bombardements", au début d’un de ses reportages sur la guerre d’Espagne, elle fait preuve d’un sens de l’évocation extraordinaire", poursuit-il en citant pêle-mêle d’autres grands ancêtres (Blaise Cendrars, Joseph Kessel, Albert Londres), ou encore l’enquête de Javier Cercas sur la stupéfiante mystification d’un autoproclamé héros de l’antifranquisme, reconnu et estimé en Espagne (L’imposteur, Actes Sud, près de 12 000 ventes depuis septembre).

En 2012, la maison avait traduit Congo, une histoire du Néerlandais David Van Reybrouck, la biographie d’un pays mêlant les voix de ses habitants et des documents historiques, couverte de prix et vendue à près de 50 000 exemplaires en France, en grand format et poche. Car ces textes sont aussi assez forts pour mériter des rééditions. Extra pure : voyage dans l’économie de la cocaïne de Roberto Saviano, auteur du saisissant Gomorra, passera ainsi en Folio début février.

Des écrivains de toutes origines ont décliné ce genre dans les domaines les plus divers, pour produire des textes devenus des classiques, dont l’intérêt résiste au temps et aux circonstances qui les ont fait naître. Indisponible en ce moment, Le combat du siècle de Norman Mailer, qui raconte l’ambiance survoltée du match de boxe entre Mohammed Ali et George Foreman organisé en 1975 à Kinshasa se négocie à près de 20 euros en Folio d’occasion sur la marketplace d’Amazon. La quête de vérité et d’authenticité du propos caractérise ces enquêtes journalistiques très documentées, s’appuyant sur les principes de construction littéraire. A paraître en janvier prochain chez Noir sur blanc, La chambre à récits : la passion, la vengeance et la vie dans un village d’Espagne du journaliste américain Michael Paterniti captive ainsi son lecteur avec l’histoire d’une minuscule bourgade, déchirée par les rivalités autour de la recette ancestrale d’un fromage de légende, le páramo. En 2013, ce titre était dans les meilleures ventes du New York Times.

Non-fiction narrative

"J’utilise toutes sortes de dispositifs propres au roman, à l’aide desquels je m’efforce de maintenir l’intérêt du lecteur pour entretenir la peur, la pitié, l’identification, le suspense et l’envie irrépressible de continuer à tourner les pages", détaillait Emmanuel Carrère dans un long entretien à la revue américaine Paris Review publié à l’automne 2013, quelques mois avant la traduction de Limonov (P.O.L, Renaudot 2011) en anglais. Critique de cinéma au début de sa carrière, romancier lancé avec La moustache, il a adopté cette non-fiction narrative si appréciée aux Etats-Unis avec L’adversaire. Dans ce récit publié en 2000, il s’emparait de l’histoire de Jean-Claude Romand, qui avait construit toute sa vie sur un mensonge et assassiné sa famille au moment où il allait être découvert. Emmanuel Carrère s’inscrivait ainsi dans la filiation de Truman Capote, considéré comme une référence avec De sang-froid, autre fait divers sanglant transformé en œuvre littéraire.

"Ce genre s’est développé aux Etats-Unis grâce à des magazines comme le New Yorker, New York Magazine, Esquire, Rolling Stone, qui avaient les moyens de publier de très longs reportages, exigeant plusieurs mois d’enquête", rappelle Olivier Cohen, P-DG de l’Olivier. Celui-ci publie les reportages au long cours de Florence Aubenas, unanimement saluée pour Le quai de Ouistreham (2010, 370 000 exemplaires grand format et poche), qui a pratiqué le journalisme d’immersion pour décrire la vie des plus précaires. En 1994, il avait publié le tout premier livre de Jean Hatzfeld, rentré grièvement blessé de Yougoslavie (L’air de la guerre : sur les routes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine). Ses remarquables récits du génocide rwandais ont ensuite grandement contribué à faire comprendre toute la dimension de cette tragédie.

Tristram, qui a fait connaître en France Lester Bangs, auteur de chroniques musicales aussi ciselées qu’extravagantes (Psychotic reactions & autres carburateurs flingués), a publié également les reportages d’Hunter S. Thompson (Dernier tango à Las Vegas, Parano dans le bunker), référence du journalisme gonzo, ou plus récemment ceux de William Vollmann (Tout le monde aime les Américains et autres enquête en Afrique et dans le monde musulman). En janvier, la maison rééditera Paysage avec palmiers de Bernard Wallet, "fondateur des éditions Verticales, ancien représentant de Gallimard au Moyen-Orient, fasciné par Beyrouth où il assisté au début de la première guerre du Liban en 1975, préfiguration du conflit général qui a suivi. C’est un des livres majeurs sur le sujet", assure Jean-Hubert Gailliot, cofondateur de Tristram, avec Sylvie Martigny.

(1) Voir LH 1063, du 20.11.2015, p. 32.

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