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Le manuscrit des 120 journées méritait-il encore cet effort ?

Le manuscrit des 120 journées méritait-il encore cet effort ?

Le manuscrit des 120 jours de Sodome du marquis de Sade a été racheté par l'Etat vendredi 9 juillet et sera conservé à la Bibliothèque nationale de France (BNF). 

Nourri aux textes de Bataille, Foucault et Lacan, je n’aurais pas pu nier que le manuscrit de ce texte insoutenable doive devenir Trésor national. Je n’aurais pu admettre que l’on ait l’air de contester, en négligeant sa dépouille, l’héritage philosophique de Sade tel que de modernes épigones l’ont accommodé, avec leur paradoxe d’une pensée qui ne serait pleinement elle-même que dans la violence érotique la plus extrême. Je n’aurais pu que refuser d’y voir l’une de ces postures philosophiques dont Wittgenstein disait qu’elles ne veulent rigoureusement rien dire.
 
Je ne peux que refuser, comme il se doit, de confondre génie et détails biographiques, telles ces petites filles prélevées par Sade dans sa domesticité du château de La Coste, "ces petites ravaudeuses qui ont livré leur peau au jeu des boutonnières"*. On le sait : bien des œuvres marquantes ne se sont pas faites sans dégâts. Il suffit, c’est selon, de 500 pages d’apparat critique ou d’un colloque pour rétablir le juste équilibre. 
 
Qu’est-ce donc que la culture que j’ai apprise sinon la capacité à assumer ombres et lumières comme un tout qui fait sens, à contextualiser benoîtement les violences et les injustices les plus criantes, à regarder en face les représentations de l’horreur, comme dans Les larmes d’Eros ? Qu’est-ce qu’un trésor national sinon ce qui, par-delà le bien et le mal, entre dans l’ADN d’une nation et pèse à proportion des gloses qu’il suscite au moment de son sacre ? 

4,5 millions d'euros
 
Ce n’est pas le bibliothécaire que je fus qui pourrait critiquer une si belle prise. Moi qui me suis réjoui jadis d’avoir récupéré à Lyon l’enfer des Jésuites du Centre des Fontaines et conservé les manuscrits reliés, disait-on, dans la peau qu’un condamné à mort avait léguée au criminologue Alexandre Lacassagne pour le remercier de lui avoir appris à lire. Moi qui ne cesse de célébrer l’encyclopédie comme une symphonie de toutes les diversités.
 
Non, je n’aurais certainement pas souhaité que la collectivité nationale, soudain en panne de fétichisme, eût l’élégante désinvolture de laisser filer ce rouleau de papier à 4,5 millions d’euros en considérant que l’édition de Jean-Jacques Pauvert suffisait largement à l’immortalité du divin marquis et du patrimoine culturel français.
 
Non, je n’aurais pas eu le cran d’imaginer une telle audace.
 
 
*Paul Bourdin, Correspondance inédite du Marquis de Sade, Librairie de France
 
 

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