Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Depuis qu'à la sortie du confinement un sondage Le Figaro littéraire/Odoxa nous a révélé que près d'un Français sur 4, soit 12 millions de personnes, rêve d'écrire un livre. Les éditeurs ne savent pas trop s'il faut s'en réjouir ou en pleurer. S'il y a moins de manuscrits papier, leurs boîtes mail débordent de fichiers. Au point que Gallimard a dû un temps fermer son service dédié et qu'Anne Carrière prévient tous les postulants en affichant cette note sur son site : « Nos programmes sont complets jusqu'à la mi-2026. Il est donc inutile de nous envoyer des manuscrits jusqu'à septembre 2025, ils ne seront pas ouverts. » Un message, qui en décembre dernier, n'avait toujours pas disparu... D'autres chiffres ? Calmann-Lévy reçoit jusqu'à 9 000 textes annuellement, et une jeune maison comme Herodios, fondée il y a cinq ans, en reçoit 5 ou 6 par semaine alors qu'elle n'en publie que 8 par an.
Philippine Cruse- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Un métier qui n'existe pas
En première ligne face à cet incessant tsunami : les lecteurs. Tels des pompiers, ils écopent le trop-plein avant de se mettre à fouiller les manuscrits qui surnagent avec l'espoir de mettre la main sur les best-sellers de demain. Selon la taille de leurs employeurs, ils se retrouvent à tous les étages de l'édition - stagiaires, alternants, auteurs, éditeurs, conseillers littéraires - ou se présentent comme simples collaborateurs extérieurs de la maison, à l'instar de Nelly Garnier, lectrice pour Albin Michel et, dans la vie, consultante en communication pour les entreprises.
Nelly Garnier, lectrice pour les éditions Albin Michel.- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Disons-le donc d'emblée : le « métier » de lecteur n'existe pas. Il n'est sanctionné par aucun diplôme, il ne fait pas - ou rarement - l'objet d'un salaire, il n'offre qu'un revenu d'appoint (une fiche de lecture se paye entre 50 et 100 euros), et il n'est représenté par aucune instance. D'ailleurs, le Syndicat national de l'édition admet ne pas savoir combien de lecteurs compte l'Hexagone et n'avoir rien publié sur ce segment, pourtant essentiel, de l'édition.
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Si le métier n'existe pas formellement, ceux qui le pratiquent, eux, sont en revanche bel et bien rivés à leur tâche. Séverine Meyer, par exemple, est aujourd'hui responsable de la librairie du musée des Beaux-Arts de Grenoble et depuis trente ans lectrice de fiction pour Actes Sud. « Je sortais alors d'études de lettres et je cherchais à gagner quelque sous, raconte-t-elle. N'étant pas à Paris, j'ai écumé les maisons de taille moyenne en province. Pendant longtemps, j'ai eu deux manuscrits à lire par semaine. Maintenant, avec mon ancienneté et mon expertise, j'interviens plus dans la perspective d'un retravail du texte, les stagiaires ayant fait le premier écrémage. Je rédige des notes de 3 à 5 pages, très précises, où j'analyse narration et personnages et où je relève les incohérences à telle ou telle page. Je suis en réalité payée plus pour ma note que pour ma lecture. »
Denis Grombert, consultant éditorial indépendant.- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Mais avant d'en arriver là, le lecteur débutant doit souvent franchir quelques étapes : « On m'a fait faire quelques tests sur des livres de Pierre Lemaitre, se rappelle Nelly Garnier, mais aussi sur des textes reçus par mon patron sur recommandation. Mes notes de lecture lui servaient à justifier un refus. » Il lui faut aussi et surtout s'armer pour affronter les textes sans timidité. Aude Berthelot, pourtant forte d'études dans les métiers du livre (DUT Info-com à l'IUT de Saint-Cloud, licence Asfored et DU à Nanterre en littérature jeunesse et imaginaire) se souvient de son stage initiatique chez Robert Laffont. « Je ne me sentais pas légitime à juger un texte. Pour que je me débloque, il a fallu que mon éditeur m'explique qu'un "j'aime" ou "j'aime pas" n'était pas suffisant mais qu'on pouvait étayer son propos. Reste que j'avais toujours du mal à envoyer les lettres de refus type aux auteurs rejetés. Je voulais toujours y ajouter un mot pour les encourager à continuer à écrire ! »
Valentin Vauchelles, cofondateur d'Edith & Nous.- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
L'impitoyable premier tri
Dans une activité qui ne s'apprend que sur le tas « un prof dogmatique plein de références littéraires ne fera pas un bon lecteur », affirme Nelly Garnier. Ce que confirme un conseiller littéraire : « Il faut un minimum de culture, de la curiosité, de l'humilité et le sens du public. L'expérience fait le reste ».
Toujours lecteur des textes qui lui sont adressés en tant que consultant éditorial indépendant, Denis Grombert a dirigé pendant onze ans 12 personnes qui recevaient chaque année 6 000 manuscrits destinés à cinq enseignes (Julliard, NiL, Seghers, Bouquins et Robert Laffont). Il ouvrait les manuscrits, les indexait, leur donnait un numéro de suivi et passait ses matinées à lire. « J'ai d'abord été effrayé par ce rôle de première alerte, reconnaît-il : quelle était ma légitimité ? Mais avec la pratique, des critères objectifs d'évaluation se dégagent : d'une part, un manuscrit sur deux est mal orienté (je recevais une thèse par jour !). D'autre part, les auteurs confondent souvent expression et création, or un éditeur cherche ce qui peut faire œuvre. »
Fiches de lectures- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Des propos largement confirmés par les éditeurs qui, sur leurs sites, préviennent pourtant souvent les auteurs de se renseigner sur le genre de la maison et d'explorer les catalogues avant d'envoyer leur prose. Certains sont plus directifs pour accélérer le triage, comme Flammarion, qui demande aux postulants de remplir un formulaire en ligne avec une biographie en 500 signes, un résumé en 2 000 signes et la mention du genre.
Chez Verticales, la première tâche de l'alternante qui reçoit les manuscrits consiste à reléguer illico sur la pile des « Non » les pièces de théâtre, les recueils de poésie, les romans de fantasy ou de SF qui se sont manifestement trompés de destinataires. « Ils y rejoignent la foultitude des manuscrits à la limite de l'autothérapie, comme les confessions familiales, les témoignages de deuil ou de rupture écrits de façon extrêmement linéaire, explique Yves Pagès, qui dirige la maison avec Jeanne Guyon. On apprend à nos alternants à ne pas se laisser gagner par l'émotion qu'ils peuvent susciter. »
Si en moyenne, dans l'édition française, ce tamis initial ne retient que 10 % à 15 % des manuscrits reçus, dont une infime proportion aura l'honneur d'être éditée, le codirecteur de Verticales, lui, se félicite que les deux tiers des premiers romans qu'il a publiés lui soient précisément arrivés par courrier, hors réseaux professionnels : « Contrairement à une idée reçue, il ne faut pas nécessairement être parisien de la rive gauche pour être édité. »
De l'avis unanime, l'expérience du lecteur, c'est reconnaître la capacité à rédiger de l'auteur, son talent de conteur, la singularité de son univers, l'esprit du temps (sans être copieur), la sympathie que suscitent ses personnages. C'est aussi savoir écarter les imitations ou les « sous-produits » : « Après avoir publié Entre les murs de François Bégaudeau, nous avons reçu un paquet de textes de gens qui racontaient leurs vies de prof », se désole Yves Pagès. L'expérience, c'est encore savoir faire abstraction de ses propres goûts pour distinguer les qualités d'un roman qu'on n'irait jamais spontanément acheter en librairie. De son propre aveu, Nelly Garnier ne goûte pas les livres feel-good, « mais, dit-elle, je dois néanmoins savoir en discerner les qualités. » Un lecteur aguerri d'une grande maison de la rive gauche, qui souhaite garder l'anonymat, nous révèle autant aimer la littérature « de qualité » que la littérature populaire qui s'assume, mais honnir les « imposteurs », « ceux qui font de la littérature populaire en essayant de la faire passer pour de la grande littérature ». Il ajoute néanmoins : « On cherche l'ovni, rarissime, mais on sait aussi qu'un certain formatage peut être rassurant. Et face à l'équation bon sujet et auteur connu mais mauvais texte, on prend quand même.»
Après le premier filtre
Une fois le premier tri effectué, les manuscrits restant passent à d'autres lecteurs et aux directeurs de collection, avant d'être inscrits à l'ordre du jour d'un comité de lecture formel, à l'instar de celui de Gallimard, ou de continuer à circuler avec moins de contraintes. « J'aime que nous n'ayons pas de comité de lecture chez Calmann-Lévy, explique ainsi Jeanne Grange, éditrice de littérature, car je préfère avoir la possibilité de publier des textes librement, sans devoir les soumettre à un vote qui pourrait créer une compétition entre éditeurs et générer des frustrations. » Que ce soit les textes rescapés du tri initial, ou ceux envoyés par le réseau - auteurs, journalistes ou agents littéraires -, Jeanne Grange évite aussi de lire les lettres qui les accompagnent (« pour ne pas être parasitée ») avant de s'attaquer aux 20 premières pages. « Si l'auteur met du temps à installer ses personnages et son intrigue, je vais au milieu, précise-t-elle. En tout cas, je ne pense pas en termes de "ça va marcher ou pas", car ce n'est pas une science exacte, et j'estime qu'il faut un vrai enthousiasme pour défendre le texte auprès des distributeurs, des libraires et du public. C'est d'abord à cette condition qu'il peut marcher. »
Les fiches plus ou moins formatées des lecteurs fournissent en effet éventuellement des éléments de langage à l'éditeur, aux commerciaux et à la promotion. « Il n'y a pas une façon unique de rendre compte des manuscrits », indique Philippine Cruse. Pour la fondatrice des éditions Herodios, sises à Lausanne, la lecture ne consiste pas forcément à prendre des notes comme un lecteur alpha [première personne à lire le manuscrit]. « Je n'ai rien contre ce genre de pratique, reconnaît-elle, mais ça dépend de ce que l'on cherche. J'ai besoin de diverses lectures, en rapport avec le style et avec la commercialisation. Mes lecteurs - l'un est libraire de livres anciens et contemporains, l'autre écrivain - ont leurs propres goûts. Mais il faut qu'ils se demandent : "Pourquoi ce livre aujourd'hui ?" ».
Chez Verticales, les lecteurs réguliers de la pile des manuscrits présélectionnés sont repérés parmi les stagiaires ou alternants qui ont procédé au premier tri. Les textes leur sont distribués selon leurs appétences, et ils en font un résumé de 5 à 6 lignes ainsi qu'un compte rendu très précis des points forts et des points faibles. « Il est important pour nous, éditeurs qui avons passé la cinquantaine, d'avoir le jugement de jeunes gens, révèle Yves Pagès. Par exemple, c'est un lecteur de 24 ans qui a défendu Nullipare, le livre de Jane Sautière. C'est intéressant de voir que ce texte, qui traite de la volonté des femmes de ne pas avoir d'enfant, a pu bouleverser un garçon de cet âge ! »
Payer pour être lu
Reste que lire demande du temps. Or le temps, c'est de l'argent. Beaucoup pour les éditeurs, dont les frais de lecture comptent parmi les cibles des coupes budgétaires, et peu pour les lecteurs. Pour survivre, ces derniers sont de plus en plus nombreux à s'adresser directement aux auteurs. C'est le cas d'Aude Berthelot, qui leur propose sur son site, Mademoiselle Freelance, son activité de « lecture professionnelle et de conseils en édition ». « Je lis un manuscrit par semaine, notamment des romans de fantasy qui font entre 400 et 700 pages, pour environ 500 euros, contre 70 euros quand ils viennent d'un éditeur. Mais je ne remplis pas qu'une fiche précalibrée. Je rends un rapport de 30 ou 40 pages aux auteurs. Et je leur conseille souvent de se faire corriger. » Selon elle, si les écrivains sans éditeur sont prêts à payer pour être lus, c'est qu'ils sont échaudés par les maisons d'édition « qui maintenant ne prennent plus que les textes dans leur version la plus aboutie ». « On dit aux stagiaires chargés du premier tri de vite s'arrêter dans leur lecture s'ils ne sont pas immédiatement convaincus, regrette-t-elle. Or j'estime qu'on peut passer à côté d'un bon texte si on ne le lit pas entièrement. »
Certes. Mais a-t-on encore vraiment le temps de vraiment lire, dans une journée bousculée par les réunions, les appels téléphoniques et les sollicitations d'internet ? « J'aimerais bien pouvoir ouvrir tous les manuscrits que nous recevons, admet Manuel Carcassonne, qui dirige Stock. Je regarde quand même tout ce qui arrive à mon nom, et j'ai découvert Line Papin en la lisant dans un taxi... » « Aujourd'hui, c'est presque incongru, en tout cas courageux, de se retirer pendant deux heures pour lire », déplore Denis Grombert. « La lecture est une activité non rentable et les éditeurs savent qu'il y a toujours profusion de manuscrits, constate-t-il. Ils délèguent donc la lecture-recherche aux stagiaires, aux agents de plus en plus nombreux et aux plateformes. »
Des forums aux algorithmes
Les plateformes, justement. Depuis une dizaine d'années, elles remplissent chaque jour un peu plus à un niveau quasi-industriel la tâche de première lecture. D'un côté, se trouvent celles qui accueillent l'autoédition. Ce sont alors les followers qui donnent (gratuitement) leurs avis sur les textes et font l'éventuel succès des auteurs qu'ils plébiscitent. L'aventure éditoriale de Mélissa Da Costa en témoigne. Comme elle le raconte dans un podcast, l'autrice la plus vendue de France n'est même pas passée devant un jury d'amateurs pour publier son premier manuscrit : « La plateforme Lesnouveauxauteurs imposait de passer devant un comité de sélection (...) Alors que sur Monbestseller, on le dépose, la minute suivante il est téléchargeable et il n'y a pas de filtre (...) Dès le lendemain, j'avais un premier avis de lecteur et ça s'est très très vite emballé.» Mis en ligne le 25 janvier 2018, Tout le bleu du ciel a fait l'objet d'un premier contrat d'édition le 1er avril suivant. Qui dit mieux ? Désormais, nombre d'éditeurs scrutent de très près les succès d'autoédition en ligne pour y trouver de l'or...
D'un autre côté, la plateforme Edith & Nous, créée en 2020 et adoubée par le Centre National du Livre, se propose entre autres de désengorger les services des manuscrits des éditeurs avec les algorithmes. « Nous leur offrons une technologie qui leur permet de chercher des textes grâce à une indexation par mots-clés et par pitchs » , explique Valentin Vauchelles, cofondateur avec Thomas Vivien de la plateforme. Les auteurs (à ce jour, 50 000 y ont mis leurs ouvrages en ligne) ont, eux, le choix entre un service gratuit qui rend leurs textes visibles par 5 maisons d'édition choisies par les algorithmes, et un service Premium (99 euros par an ou 14,99 euros par mois) qui leur permet d'être consultables par les 200 éditeurs partenaires. Ils bénéficient aussi de statistiques sur le nombre de vues et la richesse lexicale de leurs manuscrits. À cela, ils peuvent ajouter divers services éditoriaux, corrections et conseils, que leur fournit aussi la plateforme, dont nombre de salariés viennent de l'édition papier. En 2025, ce triage high-tech a permis à 25 auteurs d'émerger de la foule des aspirants et de signer avec un éditeur. Stock et De Borée y trouvent aussi apparemment un avantage pour alléger leurs boîtes aux lettres, puisque les manuscrits postés sur leurs sites arrivent désormais directement sur celui d'Edith & Nous.
Même si elle n'apparait pas encore clairement dans ce processus de lecture, l'intelligence artificielle soulève aussi quelques incertitudes. Si, demain, les éditeurs passaient directement les textes dans une IA qui décèlerait ce qu'elle qualifierait d'incohérences de construction ou de manque d'originalité, ils les trieraient plus vite, certes, mais les lecteurs auraient beaucoup à perdre. La littérature aussi. Il est en effet fort peu probable qu'une voix trop singulière puisse se faire comprendre d'un logiciel pré-programmé et encore moins l'émouvoir.
Qu'on se rassure cependant. Si on n'arrête pas le progrès, pour le moment, l'édition n'arrête pas non plus la lecture humaine des manuscrits. Mais jusqu'où la rationalisera-t-elle ?






