Francfort 2025

Anticiper les mutations du marché du livre français : bienvenue chez les scouts

Pauline Buisson et Valentine Spinelli, fondatrices de V&P Scouting en 2015, à Paris le 24 septembre 2025 - Photo © ED

Anticiper les mutations du marché du livre français : bienvenue chez les scouts

Le rétrécissement du marché de l’adaptation littéraire d'une part et le boom de celui de l’audiovisuel de l'autre ont fait évoluer le métier de scouts ces dix dernières années. Parmi la douzaine recensée en France, Pauline Buisson et Valentine Spinelli tirent leur épingle d’un jeu où la Foire de Francfort tient une place centrale.

Par Éric Dupuy
Créé le 14.10.2025 à 11h00

Pour la 11e fois, le même bal va se jouer pour Pauline Buisson et Valentine Spinelli à la Foire de Francfort, mais aucune lassitude ne guette les fondatrices de l’agence V&P Scouting. Sur les bords du Main, les deux scouts françaises s’apprêtent à suivre les titres qui vont emballer les éditeurs étrangers et orchestrent les rendez-vous de leurs clients, des éditeurs étrangers, avec des chargés de droits, éditeurs et agents français.

Cette semaine est le point d’orgue d’un travail d'éclaireur qui structure leur métier, dont les représentants se comptent sur les doigts des mains en France, tout au long de l'année : « Nous détectons, sélectionnons et accompagnons les livres français qui vont compter – qu’ils soient littéraires ou populaires, de fiction ou de non-fiction », résument les fondatrices de V&P Scouting, qui lisent chacune en moyenne un livre par jour, et jamais le même, sauf « par plaisir », sans compter les manuscrits simplement parcourus pour « évaluation ».

Francfort hors les murs

Rencontrées à Paris quelques jours avant le rendez-vous allemand, elles partagent le constat que cette année encore, le marché « est calme » avant la Foire, s’attendant à une accélération dans les tout derniers instants avant l’ouverture… Et après la clôture de l’évènement, périodes identifiées par les agents et chargés de droits comme propices aux buzz.

Une évolution tangible des comportements qui démontrent un mouvement plus profond des marchés. À Francfort, les rendez-vous se déroulent désormais tout autant hors les murs, « comme à Londres où c’est encore plus criant », explique Valentine Spinelli.

Lancée en septembre 2015 avec DTV (éditeur allemand) comme premier client, suivi par Neri Pozza en Italie et le groupe Planeta pour le monde hispanophone et lusophone, l'agence s'est construite sur un pari audacieux : être deux et diversifier les marchés. « On nous a beaucoup mis en garde en disant : vous n'y arriverez pas à deux, vous ne vous paierez pas », se souviennent-elles. Leur stratégie reposait sur une double intuition : développer simultanément le scouting pour la traduction et l'audiovisuel, avec dès le départ TF1 Droits Audiovisuels et Haut et Court parmi leurs clients. « On voulait absolument développer ce service-là parce qu'on est convaincu qu'il est nécessaire et utile pour l'audiovisuel », expliquent-elles, revendiquant leur réussite professionnelle et personnelle, toutes les deux depuis mères de famille.

Transformation du marché et du métier

Cette vision s'est révélée particulièrement pertinente. Le marché a profondément changé en dix ans. « À cette époque-là, les droits de traduction se vendaient très bien, avec un marché dynamique qui s’est beaucoup resserré ces dernières années », constate Pauline Buisson. « Cela dit, le marché étranger en se resserrant est devenu encore plus compétitif et le rôle du scout est toujours aussi nécessaire. » À l'inverse, « le book-to-film (l'adaptation de livre au cinéma, N.D.L.R.) est devenu un grand marché, très dynamique ».

Cette diversification a transformé leur métier. « On ne peut pas se contenter de voir seulement les chargés de droits de traduction, précise Valentine Spinelli, et on ne peut pas se contenter de lire uniquement des livres littéraires qui potentiellement recevront un prix », expliquent-elles. Elles lisent « aussi des histoires qui vont voyager à l'écran plutôt qu’en traduction », élargissant considérablement leur spectre de lecture.

D’autant que selon elles, les prix littéraires ont perdu leur pouvoir de prescription automatique auprès des éditeurs étrangers. « Aujourd'hui, nos clients n'achèteront jamais un roman parce qu'il a eu le Goncourt. Ils l’achèteront s'ils l'aiment et tant mieux s’il a eu le Goncourt », explique Valentine Spinelli. En 2022, leur client espagnol Seix Barral (groupe Planeta) a remporté, juste après la foire, des enchères pour la publication du Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli. « Bien qu’il ait été candidat malheureux au Goncourt quelques jours plus tard, cela reste un très bon achat et les ventes étaient là ». « Il faut des bons chiffres de vente, un bon texte et éventuellement un prix littéraire », résume Pauline Buisson.

Des exceptions existent, portées par la relation de confiance construite sur dix ans. Dernièrement, leur client italien a préempté Mon vrai nom est Élisabeth, d’Adèle Yon (éditions du Sous-Sol) dès février 2025 au moment de sa sortie en France, « parce que c’était un excellent texte », commente Valentine Spinelli. Un premier roman devenu aujourd’hui un grand phénomène éditorial mais qui n’était a priori pas évident à défendre avant sa publication. « Tout de suite, notre éditrice italienne nous a entendues ». Il faut dire qu’avec Neri Pozza, le bilan est éloquent : « Ils sont connus aujourd'hui pour leur magnifique liste d'auteurs français » et « ont eu deux prix Strega Europeo avec nous » pour Frère d’âme de David Diop (Seuil) en 2019 et pour Triste tigre de Neige Sinno (POL) en 2024. Ce dernier est un autre phénomène éditorial que le monde entier s’est disputé après sa publication. « Dtv a été le premier éditeur étranger à en voir le potentiel et a même pu très tôt en préempter les droits allemands ».

Du livre au théâtre

Convaincue que le livre peut nourrir des projets au cinéma et au théâtre, l'agence a su inventer son propre modèle, notamment en travaillant directement avec des agences de talents, des acteurs et des réalisateurs. Il y a cinq ans, Camille Cottin, star internationale depuis son rôle dans la série Dix pour cent, s’est rapprochée de l’agence pour trouver « un grand rôle pour le cinéma ». Elles ont alors guidé l’actrice vers un choix audacieux : le premier roman de Katharina Volckmer Jewish Cock (Grasset) qui a donné lieu à l’adaptation théâtrale Le Rendez-vous, par et avec Camille Cottin.

À distance – l'une à Marseille, l'autre à Bayonne – les deux associées se retrouvent chaque mois à Paris et au mois d’août « à l'hôtel au bord de la mer, toutes les deux pendant cinq jours » pour leur « séminaire de rentrée littéraire » entre Méditerranée et Pays basque, où elles réfléchissent aux grands chantiers de l’année. Pour les dix prochaines années, elles sont déjà à l’affût de nouvelles pépites littéraires, de nouveaux phénomènes d’édition et elles travaillent à de nouveaux développements et de nouveaux ponts pour leur agence, tout en restant au plus près de leurs clients éditeurs étrangers, « le cœur du métier », qu’elles vont sentir battre une fois encore à Francfort.

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