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Ésotérisme, tout feu tout flamme

Les cartes de l'Oracle. - Photo Olivier Dion

Ésotérisme, tout feu tout flamme

Longtemps cantonné à une niche générationnelle d'initiés, souvent féminine, le secteur de l'ésotérisme vit une période d'euphorie commerciale autant qu'une révolution éditoriale. Un jeune lectorat, en quête de sens, s'y intéresse en masse. Les concepts novateurs et les techniques inédites de fabrication se multiplient. Comme les nouveaux auteurs qui, venus des réseaux sociaux, redynamisent un domaine en pleine santé. Enquête.

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Par Marion Guyonvarch,
Créé le 17.12.2021 à 15h57

Un grand cru. Tous les éditeurs sont unanimes, l'année 2021 a été exceptionnelle pour le secteur de l'ésotérisme. Certes, il y a eu de nombreux problèmes logistiques à cause du Covid et de la pénurie de papier engendrée par la pandémie. Jouvence et Alliance Magique, entre autres, ont ainsi vu plusieurs sorties décalées, « chez nous cela concerne 30 à 40 titres, parfois de 2 ou 3 mois », précise Arnaud Thuly, directeur d'Alliance Magique. Mais hormis ces quelques points noirs, l'année a été très bonne pour toutes les maisons, qui enregistrent des croissances à 2 voire 3 chiffres pour certains. Eyrolles affiche même un insolent 300 % d'augmentation de ses ventes !

Oubliée l'époque où les ouvrages ésotériques étaient réservés à un public averti et peinaient à se faire une place en dehors des boutiques spécialisées. Désormais, les chiffres des meilleures ventes du marché sont ceux de best-sellers et les dernières sorties bénéficient d'une table dans la majorité des librairies. « Ici, nous avons même un mini-étage dédié, mais cela ne suffit plus, confie Florian Simon, responsable du rayon ésotérisme à la librairie Kleber, à Strasbourg. Il y a toujours plus de parutions, et les ventes ne cessent d'augmenter. Si on pouvait mettre plus d'ouvrages en rayon, on en vendrait encore plus ! »

Florence Lecuyer, directrice éditoriale du groupe Trédaniel : « Cette jeune génération d'auteurs a une autre façon de transmettre leurs enseignements, ils sont plus modernes dans la forme, ils dépoussièrent les grands concepts. »- Photo OLIVIER DION

Preuve que l'ésotérisme est devenu tendance, de grandes maisons continuent de faire leur entrée sur le marché. Hachette a lancé sa collection dédiée, « Le lotus et l'éléphant », Leduc a créé Leduc Eso en 2020, Marabout publie « Les petits livres de l'ésotérisme », une collection d'ouvrages à 9,90 euros. First et Larousse sont aussi de la partie. Enfin, Albin Michel a lancé en mars « Les clés de l'ésotérisme », une collection d'ouvrages à 14,90 euros expliquant les bases des tarots ou des lignes de la main.

Nouveaux acteurs

Ces nouveaux venus bousculent la hiérarchie dans un secteur longtemps réservé à des éditeurs spécialistes. Eyrolles occupe désormais la 8e place. Leduc réalise une percée fulgurante, passant de la 26e à la 11e place. Mais cette concurrence ne fait pas peur aux piliers historiques. « Nous avons pour nous notre légitimité et notre expertise », explique Cathy Sélena, directrice éditoriale d'Exergue, la marque phare du groupe Trédaniel. Même son de cloche chez Mama éditions, dont le directeur éditorial Tigrane Hadengue ne craint pas cet afflux de nouveaux acteurs. « Le marché est concurrentiel mais il n'est pas encore saturé. Nous faisons confiance à notre connaissance des sujets, à nos auteurs pour faire la différence. »

Amélie Maillot, directrice par intérim de Piktos et directrice générale de DG diffusion : « Le panier moyen des lecteurs n'a pas les mêmes limites en matière d'ésotérisme. »- Photo DR/DG DIFFUSION

Comment l'ésotérisme a-t-il pu passer ainsi de l'ombre à la lumière ? C'est simple, le sujet ne fait plus peur et attire une foule de nouveaux lecteurs, en quête de repères dans un monde frappé depuis un an et demi par le Covid. « Cette dédiabolisation était déjà en germe depuis une petite dizaine d'années, mais avec la pandémie ça s'est accéléré », confirme Joanne Mirailles, directrice éditoriale chez Eyrolles. « Le Covid et les confinements ont poussé les lecteurs à s'interroger sur leur vie et pour beaucoup cela s'est traduit par une quête de sens, par un besoin de se reconnecter », analyse Florent Massot, responsable éditorial d'Aventure secrète chez J'ai Lu, poste qu'il quittera à la fin de l'année. Sur le terrain, le libraire Florian Simon confirme : « le rayon religion est en perte de vitesse, celui de l'ésotérisme prend le relais pour satisfaire la quête spirituelle du public. »

À ce besoin de sens s'ajoute aussi le changement de regard que porte la société sur l'ésotérisme. « Avant, tirer les cartes ou pratiquer le pendule était marginal, mal vu. Aujourd'hui, cela ne choque plus personne, explique Sandrine Navarro, responsable de la marque Leduc Eso. L'ésotérisme est devenu cool ! Les comptes Instagram ou TikTok de jeunes médiums et astrologues cartonnent par exemple. » Aurélie Starckmann, directrice du département pratique chez Albin Michel renchérit : « Il y a une dimension très ludique et la relation à l'ésotérisme est désormais très décontractée. On tire son oracle, on s'en inspire, on peut aussi en rire. Il arrive même qu'au bureau, nous plaisantions maintenant sur Mercure rétrograde quand quelque chose ne va pas ! »

Mieux-être et mélange des genres

Résultat, le secteur séduit une nouvelle population de lecteurs, notamment le public jeune. Les millenials en quête de spiritualité sont nombreux à venir piocher dans ces rayons plein de promesses. « À 20 ans, il est sans doute rassurant de voir qu'il existe un monde un peu moins matériel, invisible, qui peut redonner un peu espoir », analyse Florent Massot. À Strasbourg, Florian Simon confirme le rajeunissement. « Avant, l'ésotérisme c'était à partir de 50 ans, maintenant c'est à partir de 25-30 ans. Et ce sont essentiellement des femmes », note-t-il.

Florent Massot (Aventure secrète) : « Le terme de mieux-être est sans doute celui qui convient le mieux pour décrire ces ouvrages qui mêlent spiritualité, bien-être, psychologie et d'autres thématiques. »- Photo OLIVIER DION

Pour répondre à la demande de ce nouveau public, l'offre ne cesse de s'étoffer et d'évoluer. De plus en plus, les ouvrages publiés mélangent les genres au point qu'il devient parfois difficile de savoir si un livre relève du développement personnel, de l'ésotérisme, du féminisme ou de la santé. « Le terme de mieux-être est sans doute celui qui convient le mieux pour décrire ces ouvrages qui mêlent spiritualité, bien-être, psychologie et d'autres thématiques », avance Florent Massot. Un exemple ? Laurent Huguelit, l'auteur de Mère, va sortir Manifeste paradisiaque : pour une permaculture spirituelle, en février chez Mama éditions. Chez Albin Michel, Régine Queva publie Les 7 chemins qui mènent à soi, un ouvrage qui mêle astrologie et développement personnel. « Tout est poreux, les sujets s'entrecroisent », résume Sandrine Navarro.

Place à la pratique

Quels sont les thèmes qui séduisent le plus ce public en quête de sens ? L'astrologie et la numérologie connaissent un regain d'intérêt, tandis que la médiumnité, les sorcières et le féminin sacré continuent d'attirer les lecteurs. Les flammes jumelles, cette âme scindée dans deux corps, sont également un thème porteur ; Eyrolles, Le lotus et l'éléphant, First et Exergue sortent des ouvrages et/ou des oracles sur le sujet cet automne. Preuve que le public a de moins en moins de barrières. « Les flammes jumelles sont un sujet classique de l'ésotérisme, mais je ne pensais pas pouvoir le publier aussi vite, explique Joanne Mirailles. Sauf que le public s'est vraiment ouvert, n'a plus de tabou et l'on peut aller beaucoup plus loin. » Un constat partagé par Charlène Guinoiseau-Ferré, directrice éditoriale de Jouvence qui publiera en février Ces mots que nous voudrions dire à nos défunts. « Il s'agit d'un ouvrage sur la communication avec l'au-delà, un thème que nous n'avions jamais abordé. Mais l'autrice est sérieuse et propose un réel travail sur le lien du lecteur à la spiritualité. Le public est prêt et en demande. »

Surtout, les lecteurs veulent passer à l'action. « Ils veulent se réapproprier leur pouvoir, se reconnecter à leur potentiel et le développer, en toute autonomie », explique Cathy Selena (Exergue). D'où l'engouement pour des ouvrages alternant la théorie et la pratique, dans les domaines de l'intuition, du magnétisme ou de la médiumnité, par exemple. « Nous avons publié en août Comment bien pratiquer l'écriture automatique, de Jade Devaux, un manuel pratique pour communiquer avec les mondes invisibles. Avant, nous aurions privilégié un témoignage, là nous avons choisi un guide, écrit par une praticienne référente dans ce domaine. »

Sandrine Navarro (Leduc Eso) : « Nous misons sur une nouvelle génération d'auteurs, jeunes, incarnés. Leur chemin de vie est un chemin d'élévation et il est très inspirant pour le jeune public. »- Photo OLIVIER DION

Dans les rayons, ce changement de paradigme se traduit par la publication d'une flopée de guides pratiques, comme Pratiques médiumniques de Géraldine Garance (Exergue), sorti en septembre, Développez vos facultés psychiques et spirituelles de Serge Boutboul, ou encore Transformez vos vies grâce aux synchronicités d'Isabelle fontaine (Eyrolles) et Il suffit parfois d'un signe de la médium Anne Tuffigo (Albin Michel), vendu à 15 000 exemplaires. Tigrane Hadengue tient à mettre en garde et rappelle qu'on ne s'improvise pas chamane ou médium en deux jours. « Il s'agit de sujets sensibles, il faut faire attention à ne pas mettre ces outils sans précaution dans les mains des lecteurs », avance-t-il, lui qui a choisi d'intégrer un message de prévention auprès du public pour mieux l'accompagner.

Concepts novateurs

Pour se démarquer, les éditeurs n'hésitent pas à se montrer inventifs. Trédaniel a développé un label, Good mood Dealer, créé par deux autrices et influenceuses, Sophie Treim et Isabelle Cerf, au sein de la maison d'édition Exergue. L'objectif : séduire la nouvelle génération en revisitant les produits classiques de l'ésotérisme avec les codes de la nouvelle génération et des concepts novateurs. Une agence de design se charge du graphisme et les auteurs sont recrutés sur les réseaux sociaux parmi des influenceurs lifestyle ayant une appétence pour la spiritualité. Lancé en août, ce label a déjà sorti une dizaine de coffrets, dont des puzzles, et deux livres, « légers et ludiques » selon les mots de Suzon Brulon, responsable éditoriale, dont l'un promet de répondre à toutes les questions sur votre crush du moment grâce à la célèbre magic ball. Fin octobre, la marque a sorti un coffret ésotérique destiné aux enfants, baptisé Mon premier oracle.

L'offre s'étoffe aussi avec des ouvrages de fiction. Après le succès des Amants du ciel se retrouvent toujours ici bas, Jouvence confirme l'essai et va publier Les âmes du temps perdu, toujours de David Perroud, tandis que Mama éditions a créé une collection de contes initiatiques. Leduc Eso publie de son côté un roman graphique, Voyage au cœur de mon âme, le premier d'une longue liste. « La fiction est aussi un moyen de toucher de nouveaux lecteurs, qui peuvent venir à l'ésotérisme par ce biais ou, inversement, les férus d'ésotérisme peuvent apprécier cette voie propice à la vulgarisation », explique Charlène Guinoiseau-Ferré (Jouvence).

Le secteur enregistre aussi un important renouvellement du côté des auteurs. Aux côtés des classiques - J'ai Lu va ainsi sortir le nouveau Deppak Choprah, Le livre de la beauté spirituelle - de nouveaux noms ont fait leur apparition, à l'image d'Isabelle Cerf, auteure du Guide du light worker, le grand succès de chez Exergue, ou des sœurs Bodin chez Eyrolles. Certains ont été repérés parmi la foule de projets que les maisons reçoivent chaque jour, d'autres sur les réseaux sociaux qui restent un réservoir privilégié d'auteurs pour les maisons d'édition. « Nous misons sur une nouvelle génération d'auteurs, reconnaît Sandrine Navarro (Leduc Eso), jeunes, incarnés. Leur chemin de vie est un chemin d'élévation et il est très inspirant pour le jeune public. » À l'image de Mathilda, jeune médium dont la chaîne Youtube cartonne (73k abonnés), qui sortira L'oracle des 10 secrets en février prochain chez Leduc Eso. « Cette jeune génération d'auteurs a une autre façon de transmettre leurs enseignements, ils sont plus modernes dans la forme, ils dépoussièrent les grands concepts », confirme Florence Lecuyer, directrice éditoriale du groupe Trédaniel.

Le goût du beau

Les éditeurs portent aussi une attention toute particulière à la fabrication, qu'il s'agisse de la qualité du papier, du design ou de l'illustration. Lettres frappées en doré, détails soignés, posters en bonus comme dans la collection « Les clés de l'ésotérisme ... Il faut proposer un beau produit « aux allures de livre sacré », résume Sandrine Navarro. Chez Leduc, elle a ainsi sorti des bibles de luxe, comme Ma bible des pierres et cristaux, cartonnées, toilées à 29,90 euros. « On peut se le permettre, note Joanne Mirailles de chez Eyrolles, car les lecteurs sont prêts à dépenser plus pour des ouvrages d'ésotérisme, ils ont moins de barrières en matière de prix. Je peux par exemple proposer un coffret à 29,90 euros, comme celui que je sors à Noël, alors que dans d'autres domaines du pratique c'est impensable, ça ne se vendrait pas. »

« Le panier moyen des lecteurs n'a pas les mêmes limites en matière d'ésotérisme », confirme Amélie Maillot, directrice par intérim de Piktos et directrice générale de DG diffusion. Trouver du sens, ça n'a pas de prix. »

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