Une question d'allure. « Oui, mes manières - celles que j'ai - viennent de ma mère. Et ses manières la définissent. Elles sont un langage muet qui est le sien, que j'ai considéré comme sa langue maternelle, celle qui lui venait naturellement, que mon père et moi devions apprendre. Elle nous a éduqués - mon père aussi, je crois - aux couleurs, aux matières, à ces choses qui rendent une vie plus belle et, ce faisant, aident à la vivre. L'élégance des mélancoliques, pour qui la vie en soi ne suffit pas - pas tout à fait ou pas du tout -, qui parfois semblent retenus au monde par la seule beauté du geste. Une question d'allure, en fin de compte. »
Ainsi soit-elle, ainsi était-elle, cette femme toujours plus grande que la vie à tel point qu'elle a fini par l'oublier un peu, par s'en absenter avant de disparaître tout à fait. Cette femme incroyable de liberté et de complexité, c'est la mère de Jakuta Alikavazovic. « Elle tenait là dans le creux de ma mémoire, en quelques injonctions et une poignée de faits. Elle avait publié deux livres de poésie. Elle m'avait emmenée, en porte-bébé, à l'enterrement de Jean-Paul Sartre. Plusieurs fois elle avait été approchée par les services secrets. » Jeune, elle avait quitté son pays, la Yougoslavie, emmenant toutefois quelque chose de la beauté tortueuse des Balkans. Une amie lui avait donné les clés d'un appartement parisien oubliant seulement de lui en préciser l'adresse... Un homme aimé, tout aussi passager des ombres qu'elle, l'y rejoindra plus tard. Le couple vit dans de beaux quartiers, à de belles adresses, mais jamais vraiment aux bons étages... La jeune femme, bientôt la jeune mère, se débrouillera comme elle peut (et elle peut, tout bien considéré, beaucoup) dans sa ville d'adoption. Elle s'occupera par exemple d'enfants de riches, volant au passage, mieux que des couverts en argent, un sens très aigu des bonnes manières. Elle lit beaucoup, elle a totalement cessé d'écrire, mais se consacre tout de même à son grand œuvre : sa fille. À sa mort, on la retrouvera dans son fauteuil, un livre à la main, celui que Jakuta préférait entre tous alors qu'elle n'était encore qu'une enfant. Tout avait peu à peu fui cette femme, et son premier pays d'abord. Étaient restés avec elle son sourire rare mais éclatant, une forme de bienveillance discrète qui ne s'interdisait pas l'ironie.
Rien ne serait plus vain tout de même que d'aborder ce splendide Au grand jamais par la seule mention des faits et gestes de son « héroïne ». Ce serait d'abord omettre ses absences, ses lignes de fuite, qui la constituent tout autant que le reste. Ce serait surtout ne rien dire de ce qui fait le prix du livre, l'admirable virtuosité de son autrice dans la conduite de son récit. Jakuta Alikavazovic bouscule la chronologie des faits en lui substituant avec une grâce et une justesse rares l'émergence plus ou moins anarchique, parfois baroque, du souvenir. Ce « livre de sa mère » répond, en en approfondissant encore les harmoniques, les tours et détours, à celui de son père qu'était Comme un ciel en nous (Stock, 2021, prix Médicis essai). Dans la compagnie de ses fantômes, la romancière (puisqu'aussi bien dans l'ordre de la littérature, ce livre est bel et bien un roman) en majesté donne à voir sa vérité et c'est d'une générosité folle.
Au grand jamais
Gallimard
Tirage: 15 000 ex.
Prix: 20,50 €
ISBN: 9782073088260