Reportage

La Foire du livre de Sharjah, plus forte que Francfort ?

Le Cheikh Muhammad Al Qasimi, souverain de l'émirat de Sharjah - Photo CBA

La Foire du livre de Sharjah, plus forte que Francfort ?

Le petit émirat collé à Dubaï investit massivement pour faire de sa foire le nouvel incontournable du monde de l’édition. Ses atouts profitent pour le moment bien plus aux éditeurs des pays du Sud qu’aux occidentaux.

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Par Éric Dupuy à Sharjah ,Émirats arabes unis
Créé le 02.11.2023 à 19h30

La 42ᵉ édition de la Foire du livre de Sharjah a officiellement ouvert ses portes pour 12 jours mercredi 1ᵉʳ novembre. Près de 2 millions de visiteurs sont attendus à l'Expo Centre de cette ville-émirat collée à Dubaï, dans les Émirats arabes unis, où des éditeurs de « plus de la moitié des pays du monde, 109 exactement, sont représentés », a fièrement déclaré Ahmed Al Ameri lors de la fastueuse cérémonie d’inauguration en présence du Cheikh Muhammad Al Qasimi.

L’ambition de peser avec des moyens quasi illimités

Ce dernier a profité de l’occasion pour présenter de nouveaux volumes du Corpus historique de la langue arabe publiés aux éditions Qasimi. Un vaste projet d’encyclopédie lancé en 2018 retraçant les 17 siècles de la langue arabe, auquel prennent part des universitaires de 26 pays.

« Aujourd’hui, nous célébrons l'achèvement de soixante-sept volumes couvrant quinze lettres de notre langue arabe », s’est-il réjoui en insistant sur la rapidité à laquelle est mené le projet. « En Suède, l’Académie achève le 110ᵉ volume d’une encyclopédie comparable commencée il y a 140 ans… », a-t-il orgueilleusement comparé. C’est à l’image de ce petit émirat qui a l’ambition de toujours peser plus dans le monde arabe et même au-delà, en se donnant des moyens quasi illimités, notamment dans l’industrie du livre.

Le plus grand « LitAg » du monde

Depuis une quinzaine d’années, une petite armée dirigée par la fille du souverain, la Sheikha Bodour Al Qasimi, ancienne présidente de l’Union internationale des éditeurs (IPA), œuvre au développement de la Sharjah Book Authority (SBA), organisatrice entre autres de la foire, et qui a récemment recruté dans son conseil d’administration l’ancien P-DG de Penguin Random House, Markus Dohle. Cette année, la Foire de Sharjah, dont le pays d’honneur invité est la Corée du Sud, dépasse les 2 000 exposants, dont 900 extérieurs au monde arabe, un record.   

Sharjah Bookfair
Chul Ho Yoon, président de l'Association des éditeurs de Corée, invitée d'honneur de la Foire de Sharjah 2023- Photo SIBF

« La première fois que je suis venu à la foire, en 2008, il y avait 80 % de Coran et 20 % de livres scolaires, se rappelle Diego Radici, directeur commercial de l’imprimeur anglo-italien Elcograf. Aujourd’hui, il y a 65 à 70 % de trade, 20 à 25 % de scolaires et 5 à 10 % de Coran. » L’Italien est l’un des consultants de la SBA. Il a d’ailleurs profité de la zone franche créée en 2017 pour y installer son entreprise de conseils.

Il participe, comme l’attaché de presse britannique Tony Mulliken, à l’élaboration de la Conférence des éditeurs, qui se tient en amont de la grande manifestation publique depuis 2010. À cette occasion, de nombreux agents sont invités pour participer à des tables rondes, puis échanger des droits. Sharjah revendique le plus grand « LitAg » du monde, avec cette année pas moins de 1 050 tables, soit près du double par rapport à Francfort.

Cheikh Al Qasimi Sharjah Bookfair
Le Cheikh Muhammad Al Qasimi dans les allées de la Foire du livre de Sharjah- Photo SIBF

Parmi les participants, l’Italien installé à Londres Mauro Spagnol, de l’agence Books-Everywhere, qui participe pour la deuxième fois à la manifestation. « Sharjah est la pire foire pour vendre des droits, mais la meilleure pour se faire un réseau », résume-t-il dans un sourire. Un sentiment à demi partagé par Dzèkáshu MacViban, écrivain camerounais et fondateur des éditions Bakwa Books. Deux semaines après avoir été invité à la Foire de Francfort, il ressent à Sharjah de meilleures énergies. « En Europe, c’est très difficile d’ouvrir des portes pour échanger avec des personnes qui n’évoluent pas au même niveau, explique-t-il. Ici, tout le monde est mélangé et accessible. »

Il est venu avec une délégation d’éditeurs africains francophones, ce qui, déjà, lui a permis de prendre contact avec ses confrères voisins qu’il ne connaissait pas, mais également d’échanger avec des éditeurs indiens, venus en nombre, comme Govind Deecee. Cet éditeur chez DC Books reste jusqu’à la fin de la foire, où sa maison s’affiche sur une demi-douzaine de stands, proposant des ouvrages en anglais et en hindi. « Nous sommes venus la première fois en 2008 avec un tout petit stand, et nous avons tout vendu en une journée, s’exclame-t-il. Depuis, nous avons des accords avec la Sharjah Book Authority pour organiser un espace dédié avec la venue d’auteurs. » C’est toute une aile de l'Expo Centre qui est maintenant réservée aux éditeurs indiens. Il est vrai que l’hindi est la langue majoritairement parlée aux Émirats arabes unis, du fait d’une immigration massive de ressortissants le parlant.

Le français, 3ᵉ langue à l’école publique depuis 2021

Une langue bien plus pratiquée que le français, qui est néanmoins devenue depuis 2021 la troisième langue officielle dans les écoles publiques, après l’arabe et l’anglais. Cette mesure a permis à la librairie française de Dubaï de résister à la chute d’activité observée par la plupart des librairies francophones à travers le globe. La librairie Culture & Co, créée en 2006 et appartenant depuis 2018 au groupe libanais Librairie Antoine, est installée non loin du consulat et du lycée français de Dubaï.

Bief Sharjah
Le stand de l'Institut français de Dubaï et du Bief à la Foire de Sharjah- Photo ED

C’est d'ailleurs la structure qui opère le stand français sur la foire, lequel est financé par l’Institut français en partenariat avec le Bief. « Avec les heures supplémentaires (la foire ferme ses portes à 22 h, ndlr) et le trajet depuis Dubaï qui peut prendre de 20 minutes à 3 h suivant le trafic, nous rentrons tout juste dans nos frais », estime Michel Choueiri, le directeur général de Culture & Co. Parmi les 1 300 titres présentés sur le stand, « certains ne sont pas vraiment adaptés, malgré nos recommandations non prises en compte auprès des éditeurs », peste l’ancien président de l’Association internationale des libraires francophones (AILF).

Désintérêt marqué des occidentaux malgré des têtes d’affiche invitées

Un sentiment de service minimum par les Français confirmé par le nombre d’auteurs prévus en dédicace sur le stand, placé entre celui de la Grèce et celui de la Russie. Cette année, seul David Foenkinos, invité à une table ronde à la foire, a fait le déplacement, offert par l’organisateur. Du côté des éditeurs, à la conférence, seuls Larousse et Albin Michel ont été officiellement représentés aux journées professionnelles, auxquelles a participé Nicolas Roche, le directeur général du Bief.

Un désintérêt marqué par la majorité des éditeurs occidentaux, malgré la venue, toujours sponsorisée, de têtes d’affiche telles que Ian Chapman de Simon & Schuster UK ou Núria Cabutí de Penguin Random House Grupo Editorial. « L’intérêt est fort si on est invité à Sharjah, mais y aller à ses frais est, je pense, beaucoup plus risqué », reconnaît une agente littéraire britannique expérimentée et invitée pour la première fois dans l’émirat.

Turjuman Sharjah
Le souverain devant sa fille Bodour Al Qasimi remettant le Turjuman Award à Lucien Leitess d’Unionsverlag - Photo SIBF

Pourtant, « il y a tout ici pour développer le business des livres, à part le système de distribution, qui n’est vraiment pas au point », conclut Diego Radici. Primé à Sharjah du 7e prix Turjuman pour sa traduction du roman de Raja Alem, Le Collier de la colombe, l’éditeur suisse Lucien Leitess d’Unionsverlag, spécialisé dans la littérature arabe, reste convaincu de la domination de la Foire de Francfort par rapport à celle de Sharjah dans son activité.

« On choisit les livres par la lecture, non pas par les visites », confie-t-il à Livres Hebdo. Malgré toute sa richesse et sa volonté de devenir le hub mondial du livre, le petit émirat n’a pas encore brisé le plafond de verre érigé par les grands éditeurs occidentaux.

La Foire du livre de Sharjah en chiffres

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