Entretien

Emmanuelle Sicard (Ombres blanches) : « Inventer l'avenir »

Emmanuelle Sicard - Photo OLIVIER DION

Emmanuelle Sicard (Ombres blanches) : « Inventer l'avenir »

Transmission et héritage, formation, importance des catalogues et du fonds, animations et rencontres... Emmanuelle Sicard, directrice d'Ombres Blanches à Toulouse revient sur ses quatre premières années à la tête de cette « institution » française. Elle défend coûte que coûte le modèle de grande libraire multispécialisée de centre-ville.

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Par Propos recueillis par Cécile Charonnat
Créé le 04.01.2022 à 12h50

En 2017, après 28 ans au sein de la librairie et sept ans de processus de transmission, vous prenez les rênes d'Ombres Blanches en codirection avec Aliénor Mauvigner. En mai dernier, elle quitte ses fonctions. Êtes-vous en quête d'un nouvel associé ?

Oui et cette recherche est une nécessité. Pour la librairie et pour moi. D'abord parce que la charge de travail est lourde. Ensuite, parce qu'on ne guide pas un tel navire en ayant un seul point de vue. Il faut au moins deux personnes à la tête d'Ombres Blanches. Mais nous ne sommes pas dans une situation d'extrême urgence. L'organisation et la vie quotidienne de la librairie sont assurées grâce à une équipe formidable et d'excellents cadres relais. Dans l'absolu, j'aimerais que ce ou cette nouvelle associée arrive au printemps de manière à être opérationnel pour la fin de l'année. Ces quelques mois d'acclimatation seront nécessaires à la maturation de cette nouvelle histoire.

La partie sciences humaines de la librairie Ombres Blanches.- Photo OLIVIER DION

Quel type de vocation recherchez-vous ?

C'est très ouvert. Il n'y a pas vraiment de règles ni de critères. Idéalement, ce serait plutôt quelqu'un qui connaît bien le milieu du livre et qui puisse perpétuer l'inscription de notre librairie dans la vie culturelle de Toulouse. La connaissance et le goût du commerce du livre sont également des atouts, tout comme l'envie d'une grande librairie. Mais il n'y a rien d'obligatoire dans tout cela. En fait, je cherche surtout une rencontre, et une rencontre en confiance. Quelqu'un avec qui partager une vision et élaborer des projets.

Christian et Martine Thorel avaient choisi deux successeures issues des rangs de la librairie. Une solution en interne vous semble-t-elle pertinente aujourd'hui ?

Ce n'est pas écarté mais cela n'a pas émergé pour le moment. Globalement, les candidats sont plutôt rares pour ce genre de poste. Nous avons travaillé sur cette transmission pendant des années et le schéma imaginé par Christian et Martine Thorel était franchement formidable. Grâce à ce montage, nous avons eu la possibilité de reprendre une librairie de cette taille et ça a très bien fonctionné. Mais les individualités et les histoires ont fait qu'il a fallu réévaluer la situation et envisager la reconstruction. Aujourd'hui, ça ne peut plus être pareil. Le fait de diriger l'entreprise en solo me fait bouger dans mes lignes. La répartition initialement pensée n'est donc plus pertinente.

La librairie Ombre Blanche- Photo OLIVIER DION

Que vous a appris cette période de direction seule ?

J'étais très enfermée dans le rôle de gestion de l'entreprise, du traitement des dossiers financiers et administratifs ainsi que sur l'organisationnel et la gestion de l'équipe, ce qui est mon point fort. Le départ de mon associée m'a contrainte à me pencher sur la représentation et le relationnel public. Sortir ainsi de sa zone de confort n'est pas inintéressant. Cela m'oblige aussi à revenir sur les aspects plus commerciaux et éditoriaux du métier. J'y prends goût et j'aimerais échanger et partager sur ces sujets comme je le fais aujourd'hui avec Christian Thorel qui assure pour la librairie les liens avec les auteurs, éditeurs et acteurs culturels de la ville. Croiser les générations favorise les complémentarités.

Pendant quarante ans, Christian Thorel a incarné Ombres Blanches. Comment faites-vous pour imprimer votre marque et insuffler votre esprit ?

Je travaille dans la librairie depuis 1989, j'y ai grandi et je m'y sens chez moi. C'est Ombres Blanches et tous ses libraires qui m'ont appris le métier. Même si ce n'était pas une évidence au départ, je n'ai eu aucune difficulté à envisager de participer à l'histoire commune de la librairie à ce niveau. Aujourd'hui, je considère que ma mission consiste à conduire l'héritage d'Ombres Blanches et à participer à l'invention de son avenir. Si j'ai une marque à laisser, elle réside dans l'exigence au sens noble du terme et qui s'applique à tous les aspects du métier. C'est une vision un peu romantique mais je l'assume. Souvent je compare ma fonction à celle d'un chef d'orchestre. C'est lui qui doit trouver l'harmonie entre les différents chants, les différentes voix. La musique produite doit être aussi agréable pour ceux qui pratiquent, les libraires, que pour ceux qui écoutent, en l'occurrence les clients et les lecteurs. À une autre échelle, c'est savoir confier, déléguer à ceux qui ont la connaissance et faire confiance aux libraires. Si je transmets la librairie et si, en y revenant, je sens que l'exigence n'est pas au bon endroit, c'est-à-dire pas au service du livre et des textes, j'aurais perdu mon temps. Si je n'ai pas su faire en sorte que les libraires transmettent au suivant la curiosité des catalogues, l'exigence de la gestion et de la mise en scène, si je n'ai pas transmis un outil parfaitement huilé, je n'aurai pas rempli ma mission.
 


Dans cette période encore marquée par la crise sanitaire, quels enjeux se présentent à Ombres Blanches ?

Je reste fidèle à cette politique qui nous a réussis depuis toujours : avoir une longueur d'avance pour prendre le temps d'expérimenter les choses, y réfléchir et les faire évoluer. L'idée c'est de ne pas être pris de court. Ombres Blanches va bien, le résultat de 2020 a été excellent grâce notamment aux nombreuses aides et celui de 2021 devrait s'approcher des 10 % de progression, ce qui est exceptionnel. Cette bonne santé nous permet de rebondir sur des projets. Je reste notamment attentive à l'idée d'une librairie annexe dans une périphérie. Il y a aussi la possibilité d'ouvrir quelque chose à proximité. Le Covid a fait bouger des lignes et je vois émerger de nouvelles demandes liées notamment au Pass-culture. Si je ne veux pas que ces jeunes aillent commander en ligne, j'ai plutôt intérêt à leur faire une offre. Dans tous les cas, si on a une ambition, ce sera de donner de la place à des fonds que l'on développera, que l'on abordera sous des angles un peu différents ou que l'on ne traite pas encore. Mais il faut se donner le temps. Il y a beaucoup de créations de librairies, une espèce d'enthousiasme qui demande un peu de recul et d'analyse.
 

Rayon littérature- Photo OLIVIER DION
 

Le Covid a-t-il fait naître d'autres projets ?

Dans l'immédiat, redonner un peu de jus au site Internet. Je le conçois comme le reflet de ce qui se passe en librairie, nous devons donc y déployer la même exigence d'autant que l'activité des ventes en lignes a grossi pour atteindre 7 % du chiffre d'affaires. Mais cette période a surtout très clairement accéléré la nécessité de la réflexion sur les programmes d'animations et de débats. Le format de la rencontre littéraire montre ses limites. La relation à l'auteur, à l'événement, n'est plus la même. La fréquentation se révèle aussi très imprévisible, particulièrement pour les rencontres en littérature. En revanche, en sciences humaines, le public reste au rendez-vous. Pour le moment, je n'ai pas de réponses définitives mais des pistes à creuser. Les entretiens entre deux auteurs autour d'un thème se révèlent très riches et stimulants. Cela plaît beaucoup aux participants et au public. La formule des rendez-vous en plus petit comité, sur réservation me semble également pertinente.

Les grosses librairies de centre-ville ont moins profité de l'engouement du public que les petites structures de quartier. Leur modèle doit-il être repensé ?

Nous avons certes pâti de la fréquentation en baisse des centres-villes et des problématiques liées aux transports en commun. Mais quand on regarde de près, on constate qu'il n'y a pas moins de monde qui vient à Ombres Blanches. Les clients viennent surtout différemment. Ils nous visitent moins souvent mais achètent plus. Notre modèle est donc à adapter et adaptable. Notre grande force réside à la fois dans notre réactivité et le fait que nous soyons, plus qu'une grosse librairie généraliste, une librairie multispécialisée qui creuse chacun de ses rayons. Notre rapport à l'assortiment, au fonds et à la défense des catalogues des éditeurs est constitutif de cette politique adoptée dès le départ et que je tiens à conserver à tout prix. Là réside une partie de notre avenir.

Vous êtes également attentive à la formation des jeunes libraires...

Cela devrait être la préoccupation de toute la profession. On est dans un métier de savoir-faire, il faudrait qu'on devienne un métier de savoir transmettre. On ne peut pas juste confier cet aspect à des organismes de formation et se dire que tout va bien se passer. À notre échelle, on a un rôle à jouer, par exemple en sensibilisant les jeunes à tous les aspects du métier : le fonds, l'assortiment, la gestion et la mise en scène de l'offre. Mais c'est aussi enrichissant pour les libraires de recevoir des apprentis. Grâce à leurs questions, ils remettent en perspective les pratiques, ils comparent et confrontent. Et puis cela reste un formidable creuset de recrutement.

Photo OLIVIER DION

Qu'attendez-vous des jeunes en formation ?

Qu'ils aient conscience de la diversité de la tâche : il faut évidemment lire, lire et encore lire mais sans délaisser la relation clients, le souci de la mise en scène de l'offre, l'aménagement du lieu, l'attention au confort de tous et le travail des catalogues et du fonds. Faute de lire les livres, on peut déjà lire des catalogues. Comprendre qui fait quoi, quelles sont les collections, quelle est l'histoire des maisons, ce que représentent assortiment et fonds et ce que constituer une offre signifie. J'insiste sur cette question mais elle me paraît essentielle. Pour ne pas subir l'actualité, il faut savoir prendre du champ et chercher des propositions complémentaires qui offrent une perspective. Sur ce point, je les invite d'ailleurs à lire le recueil Propos sur le métier de libraire, en particulier l'entretien accordé par Josette Vial sur l'assortiment. Tout y est !

Quel rapport entretenez-vous avec la communication digitale ?

On ne peut plus en faire l'économie mais ça ne constitue pas un enjeu fort chez Ombres Blanches. Comme notre site, les réseaux sociaux doivent être le reflet quotidien de la librairie. Nous essayons aussi d'y amener un peu de profondeur avec, par exemple, les capsules « Entre les mains des libraires ». C'est en les utilisant ainsi que je m'y reconnais et je n'y ai pas d'autres ambitions. La renommée de la librairie d'un point de vue national réside dans ce que Christian et Martine Thorel ont fait pendant quarante ans et c'est ce que je continue à faire.

Le très petit couloir La librairie Ombre Blanche- Photo OLIVIER DION

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