Histoire de l'édition

Sade, la vie et l'œuvre (4/4)

Sade, la vie et l'œuvre (4/4)

Entre fantasmes et faits historiques, le Marquis de Sade est l'une des figures les plus controversées de la littérature française. Fin de la saga

Suite de la saga historique et juridique (lire le précédent épisode ici)
 
Plus de cent soixante ans après avoir été enfantée, souvent au fond des geôles de l’Ancien Régime, l’œuvre du marquis de Sade gêne encore. En 1956, le ministère Public intente un procès à Jean-Jacques Pauvert contre la publication de certains textes du marquis. Pauvert a décidé qu’il était temps de révéler au public le génie du plus maléfique des écrivains. L’initiative lui vaut un procès, qui s’achève deux ans plus tard avec l’obligation de ranger les livres incriminés parmi les publications interdites à la jeunesse.

A partir de 1953, Jean-Jacques Pauvert a en effet décidé d’éditer les œuvres complètes du Marquis de Sade. Ce frondeur est mort ce samedi 27 septembre 2014, incarnant le combat contre la censure et pour Sade. Nous déjeunions tous les quinze jours dans ce même restaurant italien, près de Saint-Sulpice. J’avais même pensé et émis l’idée de poser un micro, tant Jean-Jacques avait commencé de raconter sa vie, celle de l’édition, des ciseaux d’Anastasie.

Jean-Jacques Pauvert avait initié sa compagne, Régine Deforges, partie quelque mois à peine avant lui. Elle peut s’enorgueillir d’une gloire similaire à celle de Jean-Jacques avec ses dizaines de poursuites en correctionnelle pour sa maison, L’Or du temps. Il lui a fallu affronter avec d’autant plus de courage ce monstre inlassable qu’une jeune et belle femme, décemment, en devenait encore plus diabolique, aux yeux des magistrats, qu’un vieux libidineux. 

Philosophe et moralisateur

Les aventures éditoriales de Jean-Jacques Pauvert sont désormais presque toutes officielles, de ses premières tentatives, à dix-sept ans et quelques, en passant par la publication de tout Sade et de milliers d’autres, à découvert ou en catimini, encore et surtout, par JustineJuliette et Les 120 Journées. Il en est de même avec son « frère ennemi », Eric Losfeld, qui n’a laissé que quelques indices de ses nombreuses activités littéraires dans Endetté comme une mule. André Balland suivit la même voie, écopant de procès en rafales, tandis que Christian Bourgois se battait de front auprès des ministres pompidoliens. Dans une moindre mesure, Claude Tchou, eut même l’idée de proposer une série de libertins du XVIIIe dans une lourde cage, fermée d’un fragile cadenas. Jérôme Martineau suivit leurs pas en érotisme, jusqu’à ce qu’il révélât, dans un documentaire télévisé, qu’il avait été membre de la LVF, les sinistres SS français… Maurice Girodias, qui fonda, en 1953, les mythiques Olympia Press, a été longtemps « le plus célèbre de ces inconnus». Sade libéré, tout était  imaginable… et publiable. 

Au procès, Georges Bataille estime que « pour quelqu’un qui veut aller jusqu’au fond de ce que signifie l’homme, la lecture de Sade est non seulement recommandable, mais parfaitement nécessaire ». Jean Cocteau écrit que « Sade est un philosophe et à sa manière un moralisateur… ». Quant à  André Breton, qui n’était pas à Paris le jour du procès - et son texte n’avait pas été lu car il avait été égaré ! -, Sade a influencé de grands poètes tels que Lamartine, Apollinaire, Baudelaire etc. Jean Paulhan, enfin, le grand éditeur de la NRF, conclut « Le découragement, le dégoût qu’inspire l’œuvre de Sade peuvent conduire celui qui le lit à se réfugier dans quelque couvent. Je crois qu’il y a là un danger, mais c’est un danger éminemment moral ».

Pauvert sera condamné le 10 janvier 1957 et rejugé, presque triomphalement, en appel, le 12 mars 1958. Le catalogue de Pauvert évoquait aussi Boris Vian, Queneau, Georges Bataille, Roussel et Panizza. Et le surréalisme s’est confondu avec les Oeuvres complètes du Marquis.

Du garage au reste du monde

Pauvert était devenu éditeur à seize ou dix-sept ans, dans le garage de ses parents, à Sceaux. Or, à l’instar de l’auteur, l’éditeur et l’imprimeur d’un libelle clandestin se dissimulent aussi. Et leur « signature », quand elle est apposée, poétise, plaisante ou provoque : s’entremêlent, dans les rayonnages, des volumes mentionnant qu’ils soient publiés, au choix, « A Paphos, de l'Imprimerie de l'amour », « A Cologne, à la Couronne des amours », « A Lausanne, Au Verger des amours », à « Amsterdam, A l'enseigne de la liberté choisie », « sous le manteau de la cheminée pour les amis de C.C. », à « Reims, A l’enseigne du pied de biche », par « Le Musée secret du bibliophile français », « A Bombay, Imprimerie des bibliophiles », « A Constantinople, De l'Imprimerie du Mouphti », « A Foiropolis, Chez le Docteur Chirouec, rue de la Torchette », « A Bikini, aux dépens de quelques amateurs », « à Constantinople, l'année présente », « Au Cap-vert, Éditions fugitives », à « Papeete, Les Bibliophiles créoles », « Aux éditions de l'idée libre », « À Paris, rue de l'Échelle, en Suisse, à Londres, en Prusse & en Hollande chez tous ses créanciers »…

Grâce à cette longue tradition  Jean-Jacques Pauvert racontait que police et justice avaient mis un certain temps à réagir, tant la tradition était installée : « A Sceaux. Chez Jean-Jacques Pauvert » ne pouvait être qu’une adresse de fantaisie. Notamment pour offrir au-delà de La Philosophie dans le boudoir, des livres incandescents. Jean-Jacques a narré la première partie de sa vie dans La Traversée du livre. Le volume s’arrête en 1968, l‘année de ma naissance.

Grâce à Pauvert, j’ai découvert Sade en Livre de poche, à l’âge de douze ans. Le marquis est aujourd’hui entré dans la Pléiade. Et l’avocat que je suis devenu plaide désormais, trop souvent en vain, en faveur de « pâles copies » des crimes littéraires de l’amour. Ainsi vont les cycles des juges, des ministres et des ligues de vertu, qu’ils ne se soucient guère ni d’histoire ni de cohérence intellectuelle.

Code pénal

L’outrage aux bonnes mœurs n’existe plus en tant que tel. Jusqu’à l'adoption, en 1993, du Nouveau Code pénal, la même loi que celle qui a voué Sade aux Enfers sanctionnait les « imprimés, tous écrits, dessins, affiches, gravures, peintures, films ou clichés, matrices ou reproductions phonographiques, emblèmes, tous objets ou images contraires aux bonnes mœurs ». Et les textes alors en vigueur prenaient soin de préciser qu'étaient concernés les faits d' « importer, exporter, transporter, projeter, afficher, exposer, vendre, louer, offrir, distribuer » ou encore de simplement « remettre » les livres litigieux.

Désormais, l’article 227-24 du Code pénal dispose que « le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, un message à caractère violent ou pornographique, ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine ou à inciter des mineurs à se livrer à des jeux les mettant physiquement en danger, soit de faire le commerce d’un tel message, est puni de trois ans d’emprisonnement et (d‘une amende), lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur ». 

Cette rédaction plus qu'imprécise, qui représente désormais une porte ouverte aux censeurs, a été fortement dénoncée par les observateurs attentifs, lors du vote parlementaire ; et en premier lieu par Jean-Jacques Pauvert. L'interprétation que peuvent faire les juridictions d'un texte aussi flou et répressif est très large. Les groupes de pression - qui se font fort de défendre la famille ou la religion - l'ont bien compris et hésitent de moins en moins à demander aux autorités d'agir, voire à intenter eux-mêmes les procès. 

Toutefois, les autorités ont toujours considéré que le contrôle des bonnes mœurs ne doit pas entraver les manifestations de l’art et de la science. Or, de même que des éditeurs ont su longtemps tirer profit de cette tolérance pour livrer des albums sur l’anatomie ou le sport antique, l’œuvre de Sade est demeuré intouchable, car ointe de terme « littérature », mais aussi de celui de « philosophie ». Alors que, dans tout un autre contexte, un seul paragraphe du marquis peut encore se révéler litigieux. 

Coprophagie, bestialité, tortures et meurtre de masse

La morale d'aujourd'hui permettrait d’ailleurs sans doute de réprimer bon nombre de textes littéraires, publiés impunément, il y a encore trente ans. Il n'est pas sûr qu'aujourd'hui un Lolita serait accueilli sans réaction judiciaire. Il est flagrant que Sade, qui, fort de ses principes, les a expérimentés jusqu’à plus soif, puisse adresser un premier roman à Gallimard où se mêlent et cohabitent coprophagie, bestialité, tortures et meurtre de masse. 

Rappelons enfin que, au sein d'un mécanisme juridique en théorie consacré aux écrits proprement destinés à la jeunesse, la loi de 1949 contient des mesures qui permettent de sanctionner les « publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère licencieux ou pornographique ». L'ordre moral n'est pas encore de retour, mais la justice est toujours prête à l'accueillir. Et Sade est toujours au premier rang.

Revenons cette fois en 1954 et 1955, lorsque la Commission du Livre a eu connaissance de la publication des ouvrages de Sade par la société d’éditions Librairie Jean-Jacques Pauvert. Aux termes du Décret-loi du 29 juillet 1939, toute poursuite d’une « infraction (...) commise par la voie du livre » devait alors être précédé d’un avis de la Commission Consultative Spéciale. 

Elle a émis l’avis qu’il fallait renvoyer en justice quatre titres depuis la bien euphémisée Philosophie dans le Boudoir jusqu’à La Nouvelle Justine en passant par Juliette et, bien entendu, Les 120 Journées de Sodome.

L'obscénité au patrimoine

Pour l’éditeur Pauvert, qui s’est fait, à distance, porte-parole de son auteur : « Ce sont des ouvrages qui à mon avis font partie du patrimoine de notre littérature ». Il ne nie pas le caractère obscène du livre mais il estime que son édition n’est pas contraire aux bonnes mœurs du fait de son caractère limité.

Il note aussi « Le découragement, le dégoût qu’inspire l’œuvre de Sade peuvent conduire celui qui le lit à se réfugier dans quelque couvent. Je crois qu’il y a là un danger, mai c’est un danger éminemment moral ». Or, les lois sur les bonnes moeurs ou la pornographie ont toutes pour objet de lutter contre la propagande ; en clair, contre la masturbation et la fornication généralisées. Hélas, Sade n’excite pas. Sauf les détraqués. Et les procureurs et juges s’en rendent compte.

C’est cette forme de nausée qui vaut au film de Pasolini d’être toujours regardable en toute légalité. Salo ou les 120 journées de Sodome a été interdit dans de nombreux pays, y compris en Italie lors de sa sortie en 1975. Mais, en France, il a été projeté dans une salle de cinéma indépendant à Paris. Et a également été diffusé à la télévision sur des chaines du câble. Précisons que le film peut être visionné facilement sur internet.

Il est désormais possible de lire Sade dans la luxueuse bibliothèque de la « Pléiade » ; il n’a cependant pas perdu un degré de sa puissance subversive. Ce qui a fait dire à Jean-Jacques Pauvert que, avec Sade disponible dans toute bonne librairie, aucune censure n’a encore de sens.

Elle continue pourtant de s’exercer, sans jamais viser le marquis, ses livres ou les œuvres dérivées qu’il a engendrées : dessins, vidéos, et autres bouteilles des vin… Sans oublier le château de Lacoste, racheté par Pierre Cardin et toujours en ruines mais doté d’un parking.

Sade influenceur

Il serait vain de chercher à définir la pornographie ou la distinguer de l’érotisme. La description de l’acte sexuel en des termes explicites ou crus peut-être considérée comme l'un des critères de la pornographie. 

A ce titre, L’Epi monstre, de Nicolas Genka, est censuré en 1962. Tombeau pour cinq cent mille soldats et Eden, Eden, Eden, publiés en 1967 et 1970, par le si regretté Pierre Guyotat, sont eux-aussi victimes de la censure. Parisian boys de Jim Richard est sanctionné en 1973. La revue Homo l’est à son tour, en 1976, année de la publication de Truqueurs s’abstenir, d’Eric Dell, etc.

La censure est aujourd’hui omniprésente : presse, internet, cinéma, arts plastiques, livre, théâtre, musique, jeux vidéo, télévision, etc. A telle enseigne qu’il ne s’écoule plus une semaine sans qu’elle fasse « la une », d’affaire en affaire, dans un monde où l’art et l’information connaissent de moins en moins de frontières et, paradoxalement, de plus en plus de restrictions.

Le terme de « censure » connaît pourtant plusieurs acceptions. Selon les uns, il s’agit du seul cas où une autorité impose d’examiner avant sa diffusion publique d’un message et, le cas échéant, l’interdit ou en restreint le contenu ou la cible. Dans une conception plus large, adoptée ici, la censure est assimilée à toute mesure visant à limiter la liberté d’expression, que ce soit a priori, comme une fois l’objet du litige déjà entre les mains du public. 

Le paradoxe sadien, relevé maintes et maintes fois par le même Pauvert, se révèle, de jour en jour, de plus en plus pertinent lorsque vient l’heure, déjà avancée dans la nuit, de se pencher sur les annales judiciaro-littéraires. Le jeune éditeur dut lutter jusqu’en 1958 pour que les autorités judiciaires françaises décident de lever le tabou sur l’œuvre du divin marquis. Or, Donatien Alphonse François a poussé les descriptions de débauche, de crime sexuel et de tortures à leur paroxysme. Tous les commentateurs s’accordent à ne lui trouver aucun égal tant dans l’horreur des scènes et des sévices que dans l’apparente absence de morale. Dès lors que Sade est en vente libre, selon Jean-Jacques, aucune censure, en tout cas en matière de mœurs, n’a donc plus de raison d’être. Le censeur, s’il était logique – mais, rassurons-nous, c’est sa première vertu, il ne l’est pas - serait pris au piège de la décision de 1958.

Sade a enfin gagné ses procès. Et pour toujours.
 
 
 
 
 

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